Re: Références sur le changement de point de vue.
Envoyé par:
mougin
Date: 11/03/2010, 17:35
Unheimlichkeit, l’inquiétante étrangeté.
Freud dans un petit traité de 1919 s’est intéressé à un phénomène psychique qui selon lui concerne l’esthétique et qu’il nomme « Unheimlichkeit ». Ce mot comme bien des mots allemands est intraduisible, car la traduction française se montre incapable d’en saisir toutes les connotations. « Heimlich », de la maison, au sens propre désigne tout ce qui nous est familier, unheimlich par conséquent désigne ce qui n’est pas familier, ce qui est étranger. Mais pour Freud et les allemands sans doute, le mot heimlich est lui-même ambivalent et peut tout à la fois dire familier et étrange.
Comment une chose peut-elle être à la fois familière et étrange ? Freud donne quelques exemples de psychopathologie quotidienne auxquels nous pouvons en rajouter d’autres.
• Confusion que nous pouvons faire entre ce qui est animé et vivant. Considérer un automate comme une personne vivante par exemple. Je bouscule dans un magasin un mannequin en carton et je m’excuse comme s’il s’agissait d’une personne vivante.
• Confusion de personnes, fausse reconnaissance, je perçois dans une vitrine l’image d’un homme que je prends pour un autre, alors qu’il s’agit de mon image.
• « Constant retour du semblable, répétition des mêmes traits, caractères, destinées, acte criminels, voire des mêmes noms sur plusieurs générations successives »
• Paramnésie ; sentiment de déjà vu.
• Répétition d’une même situation : Freud donne un exemple personnel. Il se promène dans une ville, arrive par hasard dans la rue du quartier réservé, s’en éloigne le plus vite possible et après s’être perdu arrive à la rue mal famée qu’il cherchait à fuir.
• Croyance au mauvais œil.
• Tout ce qui se rattache à la mort et aux revenants.
• Angoisse à la vue d’une vulve, « Liebe ist Heimweh », l’amour est le mal du pays. unheimliche , le lieu nous est familier, on y a déjà été, devenu étranger on y retourne.
Ces quelques éléments Freud les appliquent à l’analyse de trois contes d’Hoffman qui racontent des histoires extrêmement angoissantes de perte de la vue, qu’il décrit comme une angoisse de castration. Mais laissons de côté les esquisses d’explications métapsychologiques qu’il en donne. Ce texte de Freud est devenu emblématique et a été utilisé à foison dans les années 80 pour rendre compte de l’étrangeté de la photographie ; présence , absence, retour du mort, mauvais œil, usage pornographique, multiplication du moi par la succession des portraits de soi tout au long de la vie . On est le même et chaque fois un autre etc…
Cette inquiétante étrangeté est la première impression que provoque cette image d’ un espace pavillonnaire par Alex Mac Lean. Pourtant cette photo pourrait être considérée comme une simple photo documentaire. La photo de Witkin à l’ambiguÏté trop manifeste ne me fait pas cet effet, celle de Codi le pourrait et encore.
La photo des pavillons est un drôle de piège à regard. Dans la précédente photo calmement le regard était conduit du chemin au parking, puis à la route, à la ville, aux montagnes, puis aux détails du paysage, jusqu’à découvrir le pot au rose, le parking est un camping pour mobile homes. Ici le regard est totalement perdu, affolé, sans repères. Qu’est ce qu’il nous montre là, une boîte à oeufs ouverte et vide avec ses alvéoles ?
En effet comme le montre certaines expériences de psychologie, la forme et le fond peuvent s’inverser. Il est possible de voir l’image en creux ou en négatif avant de la voir avec ses volumes et en positif.
Le regard, qui va de ci de là, dans ce monde à la fois cahotique et néanmoins ordonné, ne s’arrête qu’au moment où il découvre des éléments qui lui sont familiers, des voitures en stationnement, deux tronçons de routes avec signalement horizontal, puis des lampadaires, une impasse asphaltée, avec la signalisation d’un stop, et puis pour finir il réalise que ce sont bien des maisons qui sont là soigneusement alignées, quasiment identiques, et qu’il a affaire à un lotissement de maisons privées, lotissement qui semble vouloir se répéter jusqu’à l’infini, aussi bien vers le haut que vers le bas, jusqu’à constituer une vaste zone pavillonnaire qui finirait par faire le tour de la terre entière. Le regard d’abord affolé par un objet non identifié et étrange, finit par retrouver ses marques ; le voilà dompté, il est dans le familier, « heimlich », au sens propre, puisque le voilà de retour à la maison.
Mais voici, le regard à peine dompté à nouveau s’affole. Avons nous affaire à de vraies maisons, ou à la maquette d’un lotissement , comme en font les architectes . Nous sommes perplexes, à nouveau plongés dans une inquiétante étrangeté, illusion ou réalité. Les maisons juxtaposées comme des lego ressemblent à ces jeux de construction que l’on offre aux enfants, les murs sont trop blancs, les toits d’un gris presque uniforme, les voitures ressemblent à des dinky toys, pas âme qui vive, pas un arbre, pas un chat. L’éclairage lui-même semble artificiel comme s’il provenait d’une lampe de bureau. Seul un examen plus détaillé de l’image, une sorte de relevé d’indices sur la « scène du crime » peut apporter une solution à ce problème d’inquiétante étrangeté.
Il se trouve que le côté impeccable que doit avoir une maquette est ici légèrement entamé par quelques imperfections. En particulier les terrains qui entourent les maisons ne sont pas de couleur uniforme. Une seule d’entre elles, la cinquième en bas en partant de la droite est entourée de gazon, bien vert devant la maison, et nettement bien moins entretenu à l’arrière. Les autres pelouses apparemment viennent d’être ensemencées et la croissance du gazon de l’une à l’autre est inégale. Ne doutons pas que dans quelques semaines toutes seront parfaitement vertes. Par ailleurs les deux routes qui encadrent les constructions portent des marques d’usage, l’espace qui sépare la route de gauche de l’enclos du lotissement ne semble pas sans détritus. Par ailleurs, si c’était une maquette, elle ne serait pas multipliée à plusieurs exemplaires, comme le sont les lotissements sur la photo.
Ce sont donc, de vraies voitures, de vraies maisons, elles viennent d’être construites, certaines d’entre elles sont déjà occupées, et peut être qu’ avec un peu de patience, dans quelque temps nous verrons en sortir quelques jeunes gens et jeunes filles en short, l’une d’entre elle un peu grassouillette, aura mis une mini jupe, et tout ce petit monde sera en partance vers quelque panorama, pour y admirer par exemple le grand canyon en se penchant pardessus la rambarde. Nous sommes bien dans un monde sans qualités, sans particularités selon la traduction que donne Marcel Blanchot du terme utilisé par Musil.
Alex Mac Lean est non seulement un photographe doué mais en plus un pilote émérite, car il nous refait là « le coup de la coupe » quasiment « au ras des pâquerettes » ce qui lui permet de supprimer tout système de références propre à un paysage ; le ciel, la terre, l’horizon, les premiers plans, l’espace tel que nous le vivons, pour le réduire au seul espace de la géométrie, à celui du relevé topographique, voire du cadastre. Cet espace est quadrillé en parcelles, il est mesurable, quantifiable, au point qu’il nous apparaît comme inhabité ou inhabitable. Et pourtant habité il l’est ou va l’être et par qui ?
Dans cet espace pavillonnaire, clos sur lui même, par des murs qui le séparent d’un autre espace pavillonnaire, on ne peut que tourner en rond, et la voie qui y pénétre, est une voie sans issue. On n’en sort qu’en voiture, pour emprunter la route qui conduit à la station service et au super marché. Elle nous impose curieusement une forme ambiguë entre le vit,( on peut penser au plan qu’avait dessiné Claude Nicolas Ledoux pour la maison des plaisirs des salines d’Arc et Senans), ou celle d’un huis qui conduirait à une matrice atrophiée. Car ces villas sont bien la réalisation d’un désir, désir de retrouver justement l’enfermement et le confort d’une matrice ou rien ne manque, c’est ainsi qu’aucune des maisons n’est semblable à l’autre, et pourtant elles sont toutes identiques. Les maisons construites le sont visiblement à partir d’éléments industriellement préfabriqués et elles ne se distinguent que par le nombre de ces éléments différemment assemblés. Les hommes qui y habitent,et qui viennent y dormir - car visiblement il n’auront pas beaucoup de jardinage à faire - à l’image de leurs maisons sont tous différents et pourtant tous semblables. Ils appartiennent à la dimension impersonnelle du « On ». On est de bons américains, on est attaché à notre maison, à notre famille, on est armé jusqu’au dents pour défendre ce bien qui ne nous appartient pas encore, on mange la même soupe Campbell, on y boit le même Coca Cola, on y voit les mêmes images à la télé. On est ce que l’on est , et nous travaillons à la bulle financière qui finira par nous engloutir tous. On est des « bloom » selon l’expression de Tiqqun. « Nous collaborons au maintien d’une « société » comme si nous n’en étions pas , nous concevons le monde comme si nous n’en occupions pas nous-mêmes une place déterminée, et continuons à vieillir comme si nous devions toujours rester jeunes. D’un mot nous vivons comme si nous n’étions pas vivants ».
Ces maisons regardez les biens, elles ressemblent à des citadelles, (certains lotissements de propriétaires plus fortunés sont même entourés de hauts murs et de miradors). Elles sont à l’image des obsessionnels qui les habitent et qui se « rempardent » comme dit Lacan, se protègent du mal qui ne peut venir que de l’extérieur, des autres, en s’assurant des refuges inexpugnables, qui ne peuvent être que leurs maisons. Là rien ne peut leur arriver, elles sont placées sous vidéo surveillance, reliées directement au commissariat.
Pour se protéger de toute contamination, il ne s’agit pas de vivre dans un gourbis, mais il faut au contraire vivre dans un monde bien propre où chaque chose sera à sa place. Les maisons seront dans l’alignement, les lotissements seront eux-mêmes alignés. L’espace sera véritablement « sans cachettes », car les cachettes c’est juste bon pour les malfaiteurs, les terroristes. Car il faut le savoir dans ces maisons on est assiégés, et si on les aime tant, c’est pour mieux se protéger.
Mais AML ne se contente pas de nous montrer un lotissement, il nous en montre trois, les deux autres sont mis à la coupe. Une sorte de coupe d’anatomo-pathologie qui découvrirait une sorte de métastase, qui se diffuse et en viendrait à cancériser l’espace tout entier. Après un lotissement, encore un autre, et puis un autre, ainsi de suite jusqu’à envahir le corps entier, la totalité de l’espace.
Dans le hors champ de cette image mise à plat, on n’arrive même pas à imaginer que puisse exister un ciel, une prairie, une montagne. La réalité ne peut être que géométrique, encore géométrique, numériquement calculée, en son entier virtualisée.
Le monde que nous montre Alex mac Lean, et qu’il dénonce par le fait, est un monde de maisons, d’architecture, mais un monde sans humains, un monde qui ne serait plus habité.
Dans « Batir, Habiter, Penser », Heidegger nous rappelle que : « Etre homme veut dire : être sur terre, comme mortel, c’est à dire habiter ». « Habiter, c’est ménager toute chose dans son être », en prendre soin. On sait que les politique d’aménagement du territoire et celle plus largement de « management » font tout autre chose.
« Les mortels habitent alors qu’ils sauvent la terre -- pour prendre le mot « sauver » dans son sens ancien que Lessing a encore connu. Sauver (retten) n’est pas seulement arracher à un danger, c’est proprement libérer une chose, la laisser revenir à son sens propre. Sauver la terre est plus qu’en tirer profit, à plus forte raison que l’épuiser.
Les images d’Alex Mac Lean, parce qu’elles ne sont pas de simples images, nous donnent à penser. Elles travaillent à sauver la terre.
Mougin