Re: Références sur le changement de point de vue.
Envoyé par:
mougin
Date: 08/03/2010, 16:16
De même que Henri Peyre nous propose une grille musilienne de lecture d’image, je vais tenter ici à mon tour de vous proposer une lecture lacanienne (pour ce que j’en ai compris) des images que nous proposent Guillaume. Il n’est pas impossible que les deux modes de lectures finissent par se rencontrer. A Henri de nous le dire. Mais il ne doit pas craindre d’être féroce. Je veux bien de mon rôle de sentinelle.
Commençons par énoncer quelques principes de base.
1. regarder n’est pas voir. On peut voir une image sans la regarder. Par exemple je vois l’image de Witkin « Dog with the result of war » je ne la regarde pas. Je vois le chien, un cadavre de chien, éventré, ses tripes remplacées par des légumes. Je me dis voilà un chien végétarien, ou bien alors tiens Witkin me fait de l’Archimbaldo. Je ne pense pas du tout aux horreurs de la guerre, tout juste à une caricature. Cette image je ne la regarde pas, elle ne me dit rien car rien dans cette image me regarde. Or pour Lacan il n’y a de regard que pour un autre regard. Si je regarde une femme, et je la regarde dans les yeux, c’est que je lui adresse une demande d’amour, regarde moi. Regarder, c’est toujours s’exposer être regardé.
2. Le regard est porteur, de désir, aussi voir comme le dit Lacan, c’est le même mot qu’envie, l’envie de prendre, de s’approprier, de dévorer. Le voir est de l’ordre de la consommation. C’est pourquoi, il n’y a pas de culture qui n’ait pas de croyance au mauvais œil. En Afrique du Nord il ne faut jamais dire d’un bébé « comme il est beau », cela pourrait lui porter la poisse, et volontairement la maman salira le visage du bébé pour ne pas susciter d’envie. D’où la nécessité de détourner les yeux et de donner à voir une multitude d’amulettes par exemple, comme en portent les touaregs par exemple, qui porte le voile de nila pour voir sans vraiment être vu. A El Beyyed il ne faut jamais demander à un maure combien il a d’enfants, de chameaux, le nombre pourrait faire envie, et sûr le malheur tomberait sur sa famille, sur son troupeau.
3. Pour Lacan ce qu’il appelle le tableau est un piège à regard, le regard est obligé, en tant que sujet je ne regarde que ce qui me regarde, ce qui fait tache, et qui attire son regard, sans vraiment connaître ce que je vois et le pourquoi de ce qui attire mon regard ). « Ca me regarde », un point c’est tout, (le ça Es pour Freud désigne l’inconscient dans sa deuxième topique). C’est là chez Platon « l’agalma », ce petit quelque chose, un charme, qui brille qui luit comme une étoile, et qui mobilise mon attention. Ce petit quelque chose, c’est l’objet partiel de Freud, l’objet a de Lacan, comme cause du désir. Descartes dans le Traité des Passions ne s’expliquait pas pourquoi quand il était enfant il tombait amoureux des « filles louches » avec strabisme. Cet objet a c’est exactement ce que Barthes qui n’avait pas pour habitude de citer ses sources, appelle le punctum, ce qui dans une photo pointe, me pointe, me blesse. Ce qui dans une image m’intéresse, est justement ce qui est insignifiant.
Dans l’image musilienne d’Henri Peyre ce qui m’accroche et ma fascine, ce sont les deux extrémités de l’image. De tous les personnages en majorité short, une seule est en jupe. Je vois bien qu’elle à de grosses fesses, et cela me gêne de m’y arrêter, je me vois en train de me voir, je détourne les yeux et qu’est ce que je vois, sa jambe droite en torsion, comme si en se penchant elle voulait mettre en valeur son derrière dans une conduite involontairement provocante . Ce qui alors « pointe » et brille comme un « agalma », c’est le talon et la semelle de sa sandale droite qui brille (agalma) dans le soleil, objet petit a bien connu des fétichistes. Mon regard suit alors les chaussures et tombe sur une autre sandale qui est celle d’un homme qui se dirige vers le bras qui fait index et qui montre un objet que je vois pas.
Cette image me ravit, pour toutes les raisons musiliennes que donne Henri, mais si elle me ravit, c’est qu’elle touche à mon désir et que mon regard est saisi par ce qui me regarde, or il n’y a qu’un enfant à me regarder, (et un enfant si connaît en objet a). Or ce qui me regarde, ce ne sont pas ces fesses que je ne vois que trop et qui pourrait donner envie d’y mettre la main, mais ce qui m’en détourne est justement ce talon qui brille et qui n’est pourtant qu’un infime détail. Le tableau est un dompte regard, il dit l’objet de mon désir dont je ne sais rien et dont je ne veux rien savoir, il en dit tout aussi bien le manque dans ce qui fait tache, mais il apaise ce que le besoin et le regard peuvent avoir de dévorant et de destructeur.
Prenons l’image de René R smoking crack, le titre importe peu et n’a rien à nous apprendre de plus que ce que nous montre l’image, si ce n’est nous montrer une connaissance de Nan Goldin. Je vois un homme en train de fumer un joint, j’ai donc affaire à une sorte de « junkie » comme me l’apprend son désordre vestimentaire, le côté négligé de sa mise . Seules me surprennent ses « bagouses » qui en rajoute au personnage socialement déclassé. Rien dans cette image ne me regarde. Ce qui pourrait m’intéresser est le hors champ : d’où vient cet homme ? qui est-il ? comment en est-il arrivé là ? on n’est plus dans la photographie, on n’y est jamais entré. Bon contre exemple donc.
L’image de Cody in the Dressing Room at the Boy Bar. Cette image de Nan Goldin, m’accroche immédiatement, même si le titre ne m’apprend rien que je ne puisse découvrir dans l’image, à part bien sûr le nom de la strip-teaseuse.
Que voyons nous, une scène se déroulant dans une loge d’artiste comme le montre l’amoncellement de vêtements au fond de l’image, des posters au mur, une étagère en désordre. Une jeune fille nue au corps androgyne vient de rentrer de la scène ou va sortir de sa loge pour y entrer, son image est prise dans la lumière agressive d’un flash, et elle esquisse un geste dont on ne saurait dire s’il est de protection, de simple surprise ou de séduction.
Ce que l’on voit est justement ce corps nu sans qualités pourrait-on dire ou sans particularités presque lisse, sans impudeur. Ce que nous voyons est pour ainsi dire un corps d’éphèbe adolescent incertain avant que ne se forment les signes distinctifs de la sexualité, ce que dément un visage déjà marqué par l’âge, mais ce que confirme l’absence de pilosité pubienne , tandis que la coupe du cadrage ne nous permet pas de nous prononcer entre le masculin et le féminin.
Ce corps peut–il être objet de notre regard, objet de désir. Asexué ce corps est comme neutralisé, il est celui de l’androgyne, celui d’un ange, et chacun sait que les anges n’ont pas de sexe, et que par contre peuvent représenter un état de complétude d’avant la sexualité comme chez Aristophane. Et à y regarder de plus près la chevelure de Cody est comme l’ébauche d’une aile et le geste des bras esquisse comme qui serait son envol.
Par contre ce corps là me regarde, je suis en tant que sujet spectateur, l’objet de son regard comme si elle m’adressait une demande d’amour : « regarde moi pour ce que je suis », c’est à dire non pas pour ce que je montre (apparemment c’est son gagne pain d’être objet sexuel pour voyeurs, objet d’excitation et non de désir, elle revient ou va à la scène, où l’attente une bande de mecs bruyants et refoulés,.), mais pour ce que je cache. Le, la photographe, est objet d’une demande d’amour, non pour le sexe qui reste caché et inconnu, mais par ce geste si caractéristique de la séduction féminine qui consiste à relever sa chevelure (parfois un tic, pour à la fois mieux voir et être mieux être vue pour ensuite à nouveau se dérober au regard de l’autre). (forme de séduction qu’ignre la garçonne par exemple). Ici ce corps de garçon ou de garçonne, joue de cette séduction là, je dévoile mon visage, je dévoile à demi un sein, et cache l’autre, tandis que mon sexe est hors champ. Le regard à la fois semble frontal, mais en même temps légèrement biaisé, me regarde comme surpris, et m’interroge, et toi qui est habillé, qui m’aveugle de ton flash, qui es tu ? Tu me regardes, tu fixes mon image. Qu’est ce qui en toi reste caché et pourrait faire de toi un être de désir pour moi et non un voyeur de plus.
Du corps nu, comme en abyme, le regard se déplace vers le murs de gauche recouvert de portraits qui semblent-ils sont des portrais de Cody, style press book, image flatteuses qui nous présente par multiplication uniquement le visage , d’une cody jeune, pulpeuse, regard aguicheur et en même temps candide, très différente de la femme défaite qu’elle est devenue. Si ces images ne sont pas des portraits de Cody elle-même, au moins reflètent-elles, ce qu’elle aurait voulu être. Le rapport qu’elle entretient dans sa loge avec ses images est donc un rapport narcissique, comme dans un miroir, où elle existerait enfin comme visage, et non pas corps à voir. (Narcisse dans le mythe a lui même cette nature androgyne qui s’aimant lui même ne peut avoir de désir).
Puis le regard tombe dans une sorte de bric à brac dans lequel « pointe » un gobelet rouge vif qui fait tache et dès lors fascine, d’un seul coup on ne voit plus que lui nous ,qui est comme par ailleurs au même niveau de ce que par ailleurs on nous cache. Reste un tube de rouge à lèvre, un paquet de Meritt, quelques dollars froissés, elle doit gagner sa vie, et un peu plus loin un objet non identifié, une tête grimaçante gueule ouverte. Menace de castration dirait le psychanalyste, car il n’y pas de désir, sans angoisse de la castration.
Reste semble-t-il une dernière surprise digne de de l’analyse que fait Michel Foucault dans les Mots et les choses des Ménines de Velazquez. Dans le reflet que fait le flash sur le mur juste en continuité du coude de Cody on aperçoit le reflet d’un visage qui ne peut être que celui du photographe qui ainsi entre dans l’image. L’image photographique, comme le tableau de la renaissance fait entrer le sujet dans la scène de la représentation. En photographiant Cody, Nan Goldin se photographie elle même. De la même façon tout spectateur de cette image ne peut voir que l’image ironique de lui-même, ironique voulant dire qu’elle l’interroge. Qu’en est-il de ton indétermination à toi, qu’en est-il de ton désir ?
Autant l’image de Goldin est vraie autant celle de Witkin est fabriquée et sonne faux, sans doute est-ce là d’ailleurs son sens esthétique. « Man with dog » se présente dans l’esthétique un peu kitsch du portrait posé du XIX ème siècle. Ce que nous voyons en premier c’est le visage de cette femme qui nous regarde, cela nous est imposé par la frontalité. Quand quelque nous regarde, on le regarde, on ne baisse pas les yeux pour voir ce qu’il a dans sa culotte ou même s’il en a une. Nous voyons donc là un portrait classique, coiffure classique, un visage qui pourrait être celui de la Castiglione. Puis on voit son chien sur un meuble de salon comme on en voyait dans les salons bourgeois du XIX ème siècle.
Puis on constate que la dame a les seins nus. Nous sommes au XX ième, la Castiglione montrait bien ses chevilles et tout le monde se pâmait. Pui en faisant le tour de ce qui fait tache, mais sans vraiment nous regarder , nous voyons des photos de nus, un homme une femme nus accrochés à des porte-jartelles et à un crêpe de deuil au bras gauche.
On ne prête finalement guère attention au sexe de sapeur que la dame porte entre les jambes et cela nous ennuie un peu pour elle, qu’elle soit ainsi affublée d’un objet en trop.
Cette image n’est pas pornographique, elle comporte beaucoup trop de références dont on peut s’amuser à faire le tour. Pourtant si le pornographique est unaire, s’il ne montre qu’une seule chose, cette image sans être pornographique, elle même très sage, presque convenable, c’est là son seul intérêt si on désire la voir au deuxième degré, ne montre finalement rien de plus que ce que nous pouvons y voir. Car je ne la regarde pas, je la vois. Elle ne me dit rien quant au désir de la dame monsieur qui prend la pause et attend qu’on en finisse. Elle ne m’apprend rien sur mon désir, elle me reste complètement étrangère.
Mougin