Re: Références sur le changement de point de vue.
Envoyé par:
mougin
Date: 10/03/2010, 18:45
Bibifaceaudéfi
La pensée du paysage ou le paysage pense,
Le rapport qu’entretient la philosophie avec le paysage est une histoire ancienne, qui dans l’aire occidentale remonte aux physiciens d’Ionie et à Aristote. Pour ce dernier la philosophie commence avec l’étonnement, qui est étonnement devant le cosmos, la brillance du monde, l’émerveillement devant ce
« il y a », cet étant là qui existe et se donne à voir dans son éclat. De cet étonnement découle
l’« episteme theoretike », la science et l’observation qui s’adressent à la contemplation. Celle ci est nécessairement désintéressée, elle est à elle même sa propre fin, ce en quoi elle est une activité libre. Elle s’oppose à la praxis qui elle, est active, agit sur les choses, poursuit un fin qui lui est étrangère, elle est donc une activité servile.
Mais est-ce là véritablement la contemplation d’un paysage, si l’on veut bien considérer la définition moderne du mot. Le paysage écrit Ritter , « c’est la nature esthétiquement présente se montrant à un être qui la contemple en éprouvant des sentiments. » Or dans la theoria d’Aristote, des sentiments il n’y en a guère.
Il est convenu que le paysage moderne est né le 26 avril 1335, à l’occasion de l’ascension du Mont Ventoux par Pétrarque. Il nous décrit cette expédition comme une aventure dans une nature hostile, dangereuse, encombrée d’obstacles. Tels sont aussi les efforts que doit faire l’âme humaine pour vaincre les obstacles qu’elle rencontre sur le chemin de son salut. Arrivé au sommet, il est comme frappé de stupeur, il aperçoit les montagnes lyonnaises, la mer qui baigne Marseille, les remparts d’Aigue Morte, le Rhône lui-même est sous ses yeux. « Comme je prenais plaisir à détailler ce spectacle, tantôt songeant aux choses terrestres, tantôt comme je l’avais fait avec mon corps, élevant mon âme vers les sommets, je crus bon de jeter un regard sur les « Confessions de Saint Augustin »……Je l’ouvre pour lire ce qui me tombera sous les yeux……Dès que je fixai mes yeux je lus. « Et le hommes vont admirer les cimes des monts, les vagues de la mer, le vaste cours des fleuve, le circuit de l’Océan et le mouvement des astres et ils s’oublient eux-mêmes ».
La même année Ambrogio Lorenzetti à Sienne peint la première fresque représentant un paysage « Les effets du bon gouvernement à la campagne ».
Il y a donc une sorte d’antinomie entre paysage et pensée. Le paysage en principe est là-dehors devant moi autour de moi, et la pensée là dedans, entre les deux il y a comme une barrière qui est celle que le sujet moderne met entre lui et la nature, cette pensée du dehors est celle de l’homme qui se veut « maître et possesseur de la nature ». Et pourtant le paysage pense, donne à penser, et même à me penser.
Jean-Marc Besse, cité par Augustin Berque, prétend : « Entre moi-même et moi-même il y a la Terre », une façon pour Augustin Berque de nommer ce qu’il appelle la médiance, et qui définit l’interaction qui existe entre mon environnement « topos », et mon corps comme « chora », topos en grec est le terme qui désigne un espace topographique, celui de Descartes par exemple, étendue en longueur largeur et profondeur, « espace sans cachettes » comme l’appelle Merleau-Ponty, alors que « chora » est l’espace habité, celui d’une humanité plurielle. Ce mot en grec moderne désigne même la place comme lieu de rencontre où des corps circulent (la passagiata), s’exposent au regard d’autrui.
Après ce long préambule historique philosophique, voyons ce que cette image peut donner à penser, tout en essayant d’y appliquer notre grille.
Une image est un piège à regard.
Une image est un dompte regard
Une image ça me regarde.
Ce que nous montre cette image d’Alex Mac Lean est bien un paysage. En position de surplomb, tout comme Pétrarque, nous avons à nos pieds la large étendue d’un espace, un sorte de steppe semi désertique, comme on en rencontre dans l’Ouest Américain, dont les limites sont le ciel, et au loin une chaine de montagnes bleutées, avec semble-t-il à ses pieds une bourgade ou peut être une ville. Cet espace presque dénudé, aucun arbre ne s’y dresse, est traversé en biais par une route bitumée qui conduit à la ville. A peine distingue-t-on le long de cette route une sorte de station service, arrêt obligé dans un paysage que personne ne regarde de sa voiture lancée à grande vitesse, le long de cette route désespérément droite, dont on ne sait d’où elle vient ni même où elle va. Ce paysage n’est que topos, un lieu dans lequel on se déplace sans jamais rencontrer personne, si ce n’est par accident.
Piège à regard, l’image d’AML, devient quasi topographique comme si elle dressait un plan, une sorte de cadastre. Un sentier muletier, une sorte d’étroite piste tortueuse, sur laquelle ne pourrait circuler une voiture conduit à une sorte de parking, carré presque parfait, sur lequel sont garés des voitures et peut-être des mobile homes. Dès lors ce parking littéralement fait tâche dans le paysage, et on ne voit plus que lui et il s’impose à nous comme une énigme, « une scène du crime » dirait Benjamin. Un parking en plein désert, du jamais vu, un parking sans super marché du jamais vu, un parking pour cinéma en plein air rempli à craquer et en plein jour, du jamais vu. Ce qui est là ne devrait pas être là, et pourtant c’est là.
Me vient alors une sorte de solution que je dirais élégante à cette énigme. Prenons l’image à rebours. Quittons la ville au loin. Garons nous sur le parking. C’est le printemps, et nous sommes en shorts pour être à l’aise, l’une d’entre nous un peu grassouillette a mis une jupe. Il fait beau, la lumière légèrement crue est celle d’un 21 Avril, et parfois un nuage nous fait de l’ombre. Dans un instant nous descendrons le chemin à chèvres et nous arriverons au panorama, nous nous pencherons à la rambarde pour mieux voir le Grand Canyon et nous émerveiller de tant de beauté sublime. Reconnaissons que AML nous a fait le coup de la coupe, comme l’aurait fait une sorte d’Arthus Bertrand devenu subitement pervers, et qui plutôt que de nous montrer les merveilles de l’ouest américain, aurait choisi de nous montrer une nature massacrée par la bêtise humaine, question de cadrage.
L’histoire m’arrangerait bien. Voilà un paysage qui nous raconte l’histoire de gens qui vont voir un paysage que nous ne voyons pas et que nous imaginons grandiose et que volontairement le photographe nous cache. Alors l’image ne fonctionnerait que par ce qui lui manque, comme le désir, ne désire que ce qu’il ne possède pas. Le paysage d’AML n’aurait que pour fonction de créer ce désir d’aller voir ailleurs.
Mais cette histoire n’est qu’un roman, la réalité est bien plus absurde, ce n’est pas un parking que nous voyons, mais bien une sorte de camping transformé en quartier résidentiel avec mobile homes. J’ai retrouvé la photo sur internet avec la complicité de Guillaume qui m’a donné le nom du photographe.
Voici non pas le roman mais la légende de cette image telle que la donne AML
Congress, Arizona - « Je faisais un vol entre Phoenix et Las Vegas et je suis passé au-dessus de ce lotissement. Je me suis demandé : “Qu’est-ce que ces gens fichent dans ce carré planté au milieu de nulle part, en plein désert ?” Il s’agit probablement de retraités qui, dans ce no man’s land, peuvent devenir propriétaires à bon marché. Mais leur éloignement de tout soulève bien des problèmes. Aucun train, aucun bus ne se rend dans ces contrées, et les habitants de cette “colonie” doivent prendre leur voiture pour le moindre déplacement. La première bourgade se trouve à 8 kilomètres ; Phoenix, elle, est à plus de 100 kilomètres… »
Le désert, c’est bien connu, est à personne, et à tout le monde, ce lieu est sans parcelles, sans clôtures, sans fil de fer barbelés. Nous assistons ici à ce que Carl Schmidt, grand juriste nazi appelle « une prise de terre », à une sorte de droit du premier occupant à faire sienne une terre qui était le bien commun. Cette terre a été le lieu des massacres des indiens, nomades pour la plupart. Et le spectacle que nous donne l’image d’ AML est bien l’image d’une nature « massacrée », plaie mise au carré selon le principe que donnait déjà Galilée « Le monde est un grand livre ouvert devant nos yeux, il est écrit en langage mathématique, en cercles, carrés figures géométriques de toutes sortes de formes ». Le monde désenchanté, privé de ses dieux, n’est plus qu’un espace à dominer, à quadriller, à exploiter, à occuper bêtement comme le font ces mobile homes pour le seul plaisir d’être propriétaire d’un chez soi. Peu importe qu’il soit de nulle part, du moment qu’il est à moi.
Pourtant, le massacre nous choque à peine par une sorte d’accoutumance que justement nous donnent les images ; les horreurs que l’on montre quotidiennement à la télévision nous préparent sans aucun doute à accepter les horreurs qui prochainement seront à nos portes. Ici l’image d’AML baigne dans une douce lumière, nous pouvons y guetter le mouvement des nuages qui animent le paysage comme autant de projecteurs, le ciel est bleu, la terre est bien verte. Le spectacle de ce camp retranché, pour paumés au deux sens du terme, paumés socialement, mais aussi paumés spatialement, est finalement acceptable ; il est même permis de prendre plaisir au spectacle d’une telle ineptie. J’arrive presque à envier ce qui n’est pas enviable, par un curieux renversement du « dompte regard ».
Mais pour en terminer, en quoi cette image me regarde-t-elle ? Lacan raconte qu’en bateau avec son ami pêcheur Petitjean, apercevant une boîte de sardine flottant sur l’eau, il lui aurait dit : « regarde Petitjean, tu vois cette boîte là bas, elle te regarde ». De la même façon qu’est ce qui dans ce paysage faisant tache nous regarde. Juste au centre de l’image, deux immenses taches noires, ombres portées des nuages nous regarde, d’autant plus qu’à l’image de deux yeux qui nous regarderaient frontalement (et cela nous est insupportable) elle rendent la photo tout a fait inquiétante. ( Roger Caillois a montré ce pouvoir d’effroi qu’ont les ocelles du papillon qui brusquement déploie ses ailes et fait fuir son prédateur, les yeux de Gorgo qui pétrifient celui qui vient à croiser son regard, les yeux de Dionysos que le buveur découvre au fond de sa coupe.)
Et cette inquiétude nous rend le paysage devenu familier, à nouveau complètement étranger, et nous renvoie à notre propre intériorité, à l’image du conseil que donne saint Augutin à qui aime trop le spectacle du monde. Et toi n’es-tu pas partie prenante comme consommateur, comme conducteur comme propriétaire de ce massacre de de cette fabrication de l’im-monde qui partout nous assiège et que finalement nous acceptons.
N’est-tu pas cet individu moderne replié dans sa bulle, « rempardé » comme dit Lacan de l’obsessionnel, dans son petit pavillon payable à crédit pendant trente ans et qui meurt de trouille, voit des ennemis partout, ne parle pas à son voisin, se cache pour ne pas être vu derrière une mur de tuyas allergogènes, qui lui cache tout paysage et qui le moment venu vote front national ?
N’es-tu pas de ces hommes pour qui la nature n’est plus un vivant, mais un espace à parcourir le plus vite possible en suivant une route le plus droite possible, à deux voies, pour être sûr de ne rencontrer personne. N’es-tu pas de ces hommes qui ne connaissent les animaux de ferme qu’emballés ou surgelés en boîtes plastiques, et qui ne voient des vaches et des poulets qu’à la télé au moment du salon de l’agriculture.
Ce monde qu’AML nous montre totalement absurde, ce monde là est aussi le mien, je fais avec, j’en fais même des photos en pose longue, et finalement je l’accepte.
J’ai oublié que cinq siècles avant Jésus Christ Empédocle d’Agrigente pouvait déjà déclarer
« Je pleurai et gémis à la vue du séjour qui m’étais étranger. » L’image d’AML ne me fait pas rire, tout juste grimacer, elle ne me fait pas pleurer, presque sourire. Elle est étrange et pourtant familière. Ce monde du camping n’est pas le mien et pourtant il me ressemble.
Le paysage pense et donne à penser.
Merci à Alex Mac Lean et à Guillaume.
JCCMM
Modifié 1 fois. Dernière modification le 10/03/2010, 18:53 par mougin.