Auteur: mougin
Date: 24-04-2009 15:33
N’étant pas chez moi hier pour toute la journée, ce n’est que tardivement que j’ai pris connaissances des dernières interventions sur le fil, je dois dire particulièrement intéressantes.
Avant de répondre à ces interventions permettez moi quelques considérations générales sur le forum, sa conduite, et les quelques accrocs qu’inévitablement il suscite. D’une part il n’existe pas ailleurs, à ma connaissance ,un forum sur la photographie dont le niveau intellectuel soit aussi élevé. Je ne parle pas pour moi qui suis dans les domaines que je fréquente qu’un amateur parfois amusé, mais des quelques « pointures et experts » qui régulièrement s’y manifestent et dont nous faisons notre miel. Nous sommes toujours assurés d’y trouver la réponse éclairée que l’on attend. Cette pluralité constitue une richesse inestimable et une nouvelle pratique de la démocratie et du partage des savoirs, qui progressivement introduit de nouvelles formes de sociabilité dont nous avons bien besoin et qui peut-être invente le monde de demain.
Maintenant un forum est un forum. Le forum ou l’agora grecque était bien ce lieu où à la fois se réglaient les problèmes de la cité, et où s’affrontaient les individus dans une sorte de jeu parfois cruel qui est celui de la lutte pour la reconnaissance Ce jeu ami-ennemi (agôn) est essentiel à l’existence de cette pluralité sans laquelle nous resterions idiots, au sens propre, replié chacun sur nous, sans rien avoir à dire. Intellectualisme, anti-intellectualisme, noms d’oiseaux, pitreries, échanges acerbes, chacun est assuré s’il lance une « patate », d’en recevoir une en retour. Une fois admis cette règle de simple réciprocité, il n’y a pas à se lamenter, et encore moins à dénoncer ce dont on est soi-même la cause. Admettons donc que tout peut être dit sur ce forum, à la condition que puisse s’exprimer ce dont il est fait débat.
Comme je ne suis pas le dernier à avoir lancé la première pierre, tout ce qui est rappelé ici est d’abord une admonestation que je m’adresse en priorité.
Revenons à notre sujet et tentons une rapide synthèse, pour clore ou rouvrir. Ce sera
selon, le débat.
La question posée, inepte dans son raccourci, « photographie-t-on ce que l’on voit ou ce que l’on pense » ? Le « ou » peut être exclusif, « ou bien, ou bien », mais pas nécessairement, m’a été suscitée par la curieuse découverte que D.Arbus lisait Platon, et avait pris en note, « Une chose n’est pas vue parce qu’elle est visible, mais au contraire visible parce qu’elle est vue », que Jacerme (philosophe patenté lui) traduit par « Une chose n’est pas vue parce qu’elle est visible…il faut comprendre visible de façon sensible,…. (perception) mais au contraire visible parce qu’elle est vue par l’âme qui saisit l’intelligible. On reconnaît là l’énoncé de l’idéalisme platonicien pour qui la connaissance est toujours une reconnaissance ou une réminiscence. On ne peut voir que ce que l’on a déjà vu, fût-ce d’un point de vue mythique, dans une vie antérieure. Cette conception qui sépare l’intelligible du sensible, et fait de la pensée, ce qui rend possible la perception, en même temps les tient sur le même plan « ajoute Jacerme ». Nous ne pourrions penser l’idée, nous la remémorer, si elle n’était pas présente par son éclat, par sa beauté dans la chose sensible que nous admirons. Si je vois une jolie fille, celle ci attire mon regard, au point que ce n’est plus elle que je vois mais l’idée, la forme, la beauté en soi vue cette fois par le moyen de l’âme, beauté éternelle, alors que la beauté sensible n’est que chair destinée comme le dit Beaudelaire à devenir charogne. Je vois une belle fille, mais c’est sa forme, pour rester grec on dirait ses mensurations qui me regardent et attirent mon regard.
( parenthèse : le mot idée en français, qui sous la forme d’intellectuel, intellectualisme est presque devenu une insulte, (ce à quoi on peut mesurer l’abaissement de l’époque qui ne sait plus honorer ni ses penseurs, ni ses poètes, mais ses présentateurs télé), vient du latin idea, qui traduit le grec eidos, qui désigne le forme, le moule dont on fait les fromages, mais aussi la figure, le visage, ce que l’on montre de soi au aux autres. Et ce que l’on veut monter de soi aux autres, et naturellement le meilleur.)
Venons en à quelques réponses prorposées sur le fil :
Ivandr : « C’est plutôt une question sur l’objet et le sujet ». Ce n’est pas faux, mais grandement réducteur. Sujet je suis objet, objet je suis sujet. Comme le disait Merleau ponty « Je ne vois que d’un point, mais dans mon existence, je suis regardé de partout ». Ce qui m’arrive justement sur le forum, où me plaçant sous le regard d’autrui, je suis assuré par conséquent de m’exposer à quelques risques librement consentis.
Giralt Boring : Chacun voit le monde à sa façon (pour Boring je caricature, la réponse est plus pertinente que cela), l’argument relativiste est recevable, c’est même un lieu commun, malheureusement, cet argument facile est faux par trop d’évidence, et de plus il évacue de façon un peu commode la question posée.
Henri Peyre : Il nous a proposé un corrigé type de dissertation, la réponse apportée du genre jeu de rôle se voulait humoristique. Tout le monde l’aura compris. Elle mérite néanmoins un plus ample examen. En effet l’allusion qu’il fait à la gestalt théorie va tout à fait dans le sens de ce que veut dire Jacerme et renforce la thèse disons innéiste de Platon. Percevoir ne consiste pas à enregistrer une image comme le ferait par emprunte une surface sensible. On ne perçoit que ce qui fait forme et d’une certaine façon nous regarde. C’est le forme qui me voit, je la repère, disons je la pense.
Il a été constaté que les animaux de Lascaux semblent sortir de la paroi, mettant en communication l’invisible que je ne peux que penser avec ce que je perçois. En particulier dans un des célèbres chevaux chinois qui semble tomber, le peintre du paléolithique à utilisé la courbure de la paroi pour mieux simuler la chute, comme s’il avait vu le cheval et sa chute dans la forme même de la paroi, avant même de la peindre.
La perception de ces formes est-elle culturellement acquise et ne voit-on que ce qu’on nous a appris à voir ? Ne voit-on que ce que l’on est capable de nommer ? Là où je ne vois qu’un un arbre, un forestier verra par exemple un chêne pubescent ayant atteint une maturité suffisante pour être abattu. Tout cela est d’évidence. Mais certaines formes qu’on pourraient dire universelles dépassent ce simple conditionnement culturel, je pense par exemple à la forme de l’amande qu’inscrit le chasseur acheuléen dans la fabrication du biface, forme qui n’est pas nécessaire à l’efficacité de l’outil et qui pourtant dès cette époque et pour un ou deux millions d’années se retrouve disséminée partout où la terre a été occupée. Cette même forme se retrouve comme symbole de la vulve dans l’art pariétal sous forme de mandorle de gloire, dans les tympans romans, dans la robe entrouverte de la Madone del Parto de Piero della Francesca. Cette prégnance de formes innées est l’un des mécanismes du comportement animal, c’est la perception de la tache rouge de l’épinoche femelle qui déclenche le comportement sexuel du mâle, les ocelles du papillon qui effraient le prédateur.( Roger Caillois « Meduse et Cie ». Cette figure des ocelles qui évoque la frontalité du regard, sont aspect fascinant, pétrifiant voire effrayant on la retrouve dans le caractère insoutenable du regard qui nous oblige à baisser les yeux, dans les yeux de la Gorgone ou de Méduse, dans le dernier autoportrait de Picasso fréalisé la veille de sa mort, les yeux en ocelles, regard effrayant, effrayé par la mort qui le regarde en face.
Venons en à la photographie et aux réponses particulièrement pertinentes qui ont été données hier par Marin et Mathieu Gafsou.
Comme dit Boring « on photographie ce que l’on voit… degré zéro de la photographie ». Tout le monde peut être d’accord là-dessus. Il suffit d’assister au mitraillage que permettent les appareils numériques, avec consommation immédiate des images. Dans ce sens va la remarque d’hier donné par Marin ou le photographe n’a même plus besoin d’être l’opérateur. La différence effectivement est entre perception et regard. Je perçois un objet. Je regarde, quelque chose qui me regarde. Ce qui me regarde, c’est cela le visible, en tant qui il est une idée, une forme, un visage, qui se manifeste mais en même temps se voile. Je ne choisis pas de voir ce qui me regarde. Cà me regarde, dirait un psychanalyste, et la rencontre de deux regards est toujours une sorte d’événement.
La réponse de Mathieu Gafsou, montre pour le moins qu’il a tout compris.
En particulier nous dit-il « la solution n’est-elle pas dans le phénomène, à savoir, dans ce qui me point. Cette expression reprend consciemment ou inconsciemment une expression de Roland Barthes qui lui sert à définir ce qu’il appelle le punctum. Or ce qui me point, me saisit, me fascine, me transit, me plonge dans ce sentiment d’étrange étrangeté, ce sentiment de jamais vu et de déjà vu, que Freud nomme unheimlichkeit est précisément cet objet qui comme le dit Lacan fait tache, et qui déjà là me regarde, comme la boîte de sardine regardait Petitjean (« Lacan les Quatre concepts fondamentaux de la Psychanalyse »)
« A savoir une forme de vérité perceptive complètement indubitable parce qu’elle est mienne ». Cher Mathieu tu énonces là une sorte de cogito cartésien. Mais le cogito chez Descartes qui est par définition le mien est aussi le tien. C’est même à cela que tient le privilège de la ratio. Or il se trouve que ce qui te point, tu parviens à faire que cela me point aussi, (pas nécessairement pour les mêmes raisons, raisons que sans doute nous ignorons de part et d’autre). Tu as la chance, plutôt le talent d’être un photographe qui a non pas une vision, mais un regard. J’ai le souvenir tenace d’une de tes images qui représentait un jeune homme sur un banc de nuit sous un réverbère. Selon moi cette image est l’exemple même de que veut dire Arbus, dans sa phrase. Elle me regarde, car je ne peux pas me l’approprier, elle m’impose ce que tu rapportes être un rapport originel aux choses (Maldiney), comme une sorte de paradigme de la solitude ( une idée platonicienne, une figure que justement ton art aurait rendu sensible), mais forme qui informe, au point d’être inépuisable, indigérable. C’est Godard qui fait dire à un petit garçon que la culture c’est de la merde, et il lui donne raison. Les images que l’on consomme sont prédigérées, et le lendemain matin elles sont au cabinet oubliées. Ta photo sur le banc, et d’autres sur la banlieue ( thème pourtant devenu quasi académique), (comme certains films ajouterait Godard), on ne les oublie pas. C’est comme si on les avait toujours déjà vues (la réminiscence de Platon). Irais-je, jusqu’à dire que cette image préexistait à sa prise. Est-ce une image de rencontre, ou a-t-elle été construite ? Je n’en sais rien. Fait elle partie de ces images qui nous sont données et qui décide d’un style ? Il n’y a que toi qui puisse répondre. Enfin ce que je rapporte là n’élude pas l’émotion esthétique, mais selon moi en est la cause. Les images que nous consommons sont de l’ordre de l’excitation, du stimulus réponse, sont de l’ordre de l’instantanéité et non du temps. Elle ne provoque aucune émotion qui perdure.
Tu termines ton intervention par une opposition entre Henri et moi. Elle est pertinente et dans la vie nous avons du mal à nous comprendre, différence d’âge, formations différentes. Mais comme on dit cela n’empêche pas l’amitié. J’apprécie les images d’Henri, et il m’a dit apprécier les miennes. Tu fais de moi un photographe de la ratio, soit, si tu fais référence aux images que peut-être tu as vues à Vevey, d’un formalisme digne d’un élève qui veut avoir une bonne note à sa dissertation, cela est vrai. L’exercice était de commande et je me suis appliqué à la satisfaire, pour un résultat dont ne tire aucune satisfaction. Mais il se trouve que si j’ai fait de la photographie en dehors de ma profession de prof de philo, c’est justement pour échapper à la ratio, du moins le pensais-je ? Mais sait-on jamais. Pour ce qui est de ma passion, je la placerais plutôt dans la recherche « sensations colorées » comme les appelaientt Cézanne (toute modestie gardée). Selon moi, peut-être qu’Henri te le confirmera, je suis plus un photographe (amateur) de la matière et de la sensualité que de l’idée. C’est ce que je dis, mais cela n’est peut être que la guise d’une ratio impénitente.
Qu’Henri place sa photographie à l’épreuve du monde, cela est sûr, que je n’aie pas une passion démesurée pour cette épreuve là, est vrai aussi. Ce en quoi je reste platonicien. Pour Platon, la beauté, l’art, (si l’on omet sa critique de la mimesis) sont l’épreuve nostalgique d’un monde perdu. Camus a écrit une très belle chose là dessus : « L’Exil d’Hélène »
Mais ce serait l’objet d’une autre discussion, d’une autre approche.
Mougin
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