Auteur: henri peyre
Date: 05-05-2005 21:07
Tiens Nicola, je vais parler d'un drôle de truc. Une histoire qui s’est produite il y a 5 ou 6 ans. Une des choses les plus réelles qui me soient jamais arrivées. Mais comme c'est moi qui raconte il faut d’abord que je vous parle de l’instrument d’observation.
Mon milieu social c’est la petite bourgeoisie provinciale (Limoges). Mon père était fils unique d’un ouvrier des Tabacs et d’une institutrice. Ma mère avait juste un frère. Son père était un petit comptable qui avait débuté avec le BEPC. Le frère à force de travail acharné devint un haut magistrat à Paris. L’institutrice fit travailler mon père comme un fou et il finit par faire normale sup où il devint prof de latin.
Tout cela sentait la sueur, l’effort, la lente progression sociale et le petit peuple valeureux de gauche. Mais cela le sentait un peu fort et c’est probablement la raison pour laquelle j’évitais soigneusement d’apprendre mes déclinaisons de sorte d’en être débarrassé en troisième. Mais, comme mon frère, je devins travailleur.
Dans la famille on savait que le travail payait. C’était un fil ferme et évident. Il y avait la certitude que l’argent mal acquis ne profite jamais. Il y avait la certitude que la mauvaise morale mène au gouffre, que l’argent facile rend malheureux. Il y avait tout ces sentiments qui font qu’on accepte de se serrer la ceinture toute sa vie pour des lendemains toujours repoussés à plus tard. Voilà l’ambiance. Il y avait de la morale, mais pas de curé.
Sur ce point là j’étais allé jusqu’à la communion poussé par l’intérêt technique que représentait la possession d’une montre, qui était pour moi à l’époque aussi essentielle et magique que la calibration d’écran aujourd’hui. Une sorte de certitude de maîtrise, un rempart contre le gouffre existentiel, l’absolue certitude que la science maîtrisait.
Mon frère avait eu une montre à sa première communion et finalement j’en eus une aussi.
Les calculs avaient été bons.
Je n’ai pas le souvenir d’avoir vu mon père à l’église. Le goût pour le latin ne l’avait pas porté jusque là et d’ailleurs à l’époque on commençait à sortir le latin et à faire entrer les guitares. Je me rappelle qu’il était très fier de sa chaîne hi-fi sur laquelle il écoutait des choses très classiques : la guitare des curés ne pouvait pas l’attirer ; ça sentait trop le peuple et pour le connaître de l’intérieur il n’avait pas envie d’y revenir. Ma mère se pliait aux (rares) rituels familiaux : quelques baptêmes auxquels il fallait bien assister, mais elle y figurait pensivement, avec dans la tête la préparation méticuleuse du repas qui allait suivre.
Voilà. Sur l’histoire qui vient, surtout Nicola ne pensez donc pas que je puisse être quelque fondu de religion. Vous feriez erreur. Les simagrées des prêtres m’ont toujours horripilé. J’ai toujours eu horreur de ce qui pouvait ressembler à du pouvoir. Et parce que j’ai été élevé dans ce milieu que je viens de décrire, le pouvoir me semble toujours incarner la volonté qu’ont les possédants d’empêcher ceux qui ne possèdent pas de monter. Donc je le hais.
Mais je le hais au non de la connaissance, et j’ai un immense respect pour cette dernière.
Maintenant il faut que j’en vienne à cette histoire dont je sais qu’elle n’est pas croyable. Je sais que 90% des gens qui la liront se réjouiront de tenir enfin en elle la preuve que je suis finalement un abruti profond malgré les grands airs que je me donne. Je n’écris donc pas pour eux et je les excuse à l’avance de ne pas me croire parce qu’encore une fois je sais que cette histoire n’est pas recevable, et, évidemment, ils ne me connaissent pas suffisamment pour donner le moindre crédit à ce que je vais maintenant dire. J’écris donc tout cela « dans le vent », pour ceux qui me connaissent et m’estime, pour que cela se mette à exister de façon aussi un peu publique, et parce que je ne pense pas que cela soit hors sujet sur ce forum, où la question absolument centrale de notre rapport à la réalité est sans cesse posée ces temps-ci. En tous cas je voudrais dire à Nicola que le moment que je vais décrire, en dépit des apparences, est celui ou de toute ma vie j’ai eu le plus le sentiment de toucher à la réalité.
De la suractivité de mon grand-père maternel, de ces longues après-midis immobiles où il laissait consumer ses senoritas verts (des cigares qu’il achetait le dimanche matin en même temps qu’il faisait le tiercé) au-dessus des livres comptables, il était resté une maison de campagne à ma grand-mère, laquelle à son tour au décès l’avait laissée en partage à ma mère et à son frère. C’était en fait trois maisonnettes à peu près carrées collées l’une à l’autre, flanquées d’une cour sur le devant et d’une immense prairie par derrière. Une ferme la jouxtait ainsi que ces immenses granges dont on a l’impression qu’elles ne sont que des toitures, comme il y en a tant en Limousin.
Cette maison est à 5 km au sud de Rochechouart, en pleine campagne, mais malheureusement placée sur l’itinéraire vert de Paris. Devant la cour il y a donc la route, et cette route monte tous les deux ans lorsqu’on la refait, et elle ensevelira bientôt la cour qu’elle domine déjà de près d’un mètre. Lorsque les camions passent, on peut fixer les gros yeux des essieux et les vibrations font glisser les tuiles des granges. Mes parents s’acharnent à les y faire remonter et on vient toujours en vacances, dans la promesse vague que la quiétude ancienne qui y régna il y a des années pourra de nouveau un instant s’y montrer.
C’est là que cela a eu lieu.
C’était il y a 4 ans maintenant, un 8 août, la nuit.
Mon oncle au partage a eu les deux maisons de gauche sur la cour. Mes parents celle de droite. Au moment où cela est arrivé les 3 maisons étaient pleines, une bonne partie de la famille était réunie. Les maisons communiquent entre elles par une porte au premier étage. Toutes les maisons sont pareilles : en bas un couloir traversant, un escalier pour l’étage le jouxtant, 2 pièces à droite. Chez mes parents donc il y a le couloir, l’escalier, la cuisine – salle de séjour à droite, puis leur chambre. Si on monte l’escalier, on trouve à droite en haut de l’escalier la chambre où j’avais mis à dormir mes enfants, puis, en face de l’escalier la salle de bain – WC, puis un couloir avec la porte d’accès aux autres maisons, puis la porte sur la chambre où j’étais avec ma femme. Juste avant cette porte, et pile au-dessus de l’escalier du rez-de-chaussée, la montée vers le grenier.
Tout cela est en bois et grince. Mais je connais ces grincements par cœur, y étant accoutumé depuis l’enfance. Certaines années on a eu des chats-huant au grenier, je connais leur pas claudiquant, je connaît leur chuintement. Je sais tout cela et je vous prie donc de bien vouloir me croire, je vous prie de comprendre qu’il y a des confusions qui ne sont pas possibles.
Mon père se couche tard. Avant d’aller se coucher et sans précaution particulière il va souvent prendre un comprimé ou je ne sais quoi qu’il agite consciencieusement dans un verre, en faisant tinter la cuiller. La chambre où je dors est juste au-dessus. Les planchers sont de simples planches de chênes mal jointes et je connais ces bruits là aussi. Souvent le soir mon père peut monter l’escalier et aller à la salle de bain. Encore une fois je connais ces bruits.
Quand les camions se taisent on entend les milliards d’insectes qui frémissent dans la campagne tout autour, et je peux vous assurer que les nuits sont vraiment sonores, que l’ouïe est sans arrêt sollicitée dans ces maisons perdues en campagne. On y est, du point de vue du son, dans un état permanent d’attention.
Il me reste à vous dire une chose importante : la porte de ma chambre ferme avec un loquet, une simple tringle qu’on soulève, comme c’est courant dans ces campagnes. Cette tringle est rouillée et ne peut se lever qu’avec effort. La ferraille se rebelle et grince, lâche d’un coup et but sur le penne avec un claquement. Impossible d’entrer sans bruit donc.
Cette nuit là il était environ 4 heures du matin. Je ne dormais pas. J’étais étendu dans le lit, ma femme à ma droite ; le lit est au milieu de la chambre, la fenêtre du côté de ma femme, comme la porte d’entrée, de son côté et vers nos pieds.
Maintenant il faut être sobre et précis.
J’ai entendu un pas monter l’escalier depuis le rez-de-chaussée. J’ai pensé que c’était mon père qui allait à la salle de bain.
Le pas pourtant ne s’est pas arrêté à la salle de bain. Il a tourné et a pris le couloir du premier étage. Il est passé devant la porte qui va aux autres maisons. Il est venu à celle de notre chambre juste devant l’escalier qui monte au grenier et j’ai eu le temps de penser que mon père exagérait d’aller mettre à sécher du linge en pleine nuit. Mais le pas n’a pas tourné vers le grenier, il est entré droit dans la chambre sans marquer aucun arrêt ni ouvrir la porte.
Il n’y a pas eu le grincement et le clac du loquet. C’est seulement à ce moment, lorsque les pas ont franchi la porte sans bruit de loquet, que j’ai compris que quelque chose n’allait pas. Moi-même j’étais tourné vers le mur, je ne voyais pas ce qui se passait à la porte, j’offrais le dos à ce qui est entré.
Le pas est venu jusqu’au bord du lit – étant moi-même de dos, avec les oreilles dans le mauvais sens, je dirais qu’il est venu au niveau de nos mollets, à 1m du bord du lit - et il s’est arrêté là.
Je retenais mon souffle. Je ne sais pas combien de temps cela a duré, 3 secondes peut être au total. J’ai d’abord voulu regarder, mais aussitôt m’est venue la pensée que cette chose au bord du lit, qui nous regardait, je ne devais pas la voir. Ce n’était pas une chose que « je pouvais » au sens de que « j’étais autorisé » à voir. Je me suis dis que si je la regardais c’était fini. J’aurais accès à une chose qui ferait que je ne serai plus jamais le même, et que ce n’était pas le moment, que je ne le voulais pas. Vous pouvez dire que j’ai eu peur. Oui parfaitement j’ai eu peur… juste après j’ai pensé : « heureusement que c’est du côté de ma femme »… seul un pétochard de première peut avoir une pensée pareille… pourtant au bout de quelques instants comme il ne se passait rien de plus et que je n’étais plus qu’une corde tendue, plus qu’un fil, j’ai commencé à sentir un rayonnement très intense qui me traversait le dos. Ca émanait de la chose qui était là. Ce n’était pas de lumière mais un flux obscur et quasi palpable qui me traversait complètement le corps. En même temps, comme il ne se passait pas plus que cela j’ai commencé à reprendre un peu confiance. Je me suis dit « cette chose vient pour toi. C’est une femme. Elle ne te veut pas de mal ». Mais comme je commençais à peine à me rassurer il se passa quelque chose d’autre.
Ma femme d’un coup se dressa comme une folle sur son séant et je l’entendis tourner violemment la tête dans le tout petit jour. Je me dis qu’il allait se passer quelque chose de monstrueux, qu’elle allait être collée au plafond ou pousser un cri terrible en découvrant la chose. Mais non, rien. Avec difficulté et inquiétude elle se remettait dans le lit, se tournant et se retournant tandis que je sentais le rayonnement de la « présence » décroître sur place.
Voilà c’est presque tout.
Au matin je n’ai rien dit à ma femme. Je tiens souvent des petits carnets. Je consignais donc sur une feuille les quelques éléments que je vous ai rapportés, sans les considérations topographiques que je vous ai ajoutées ici. Cela faisait 12 lignes, pas une de plus. J’ai encore la feuille quelque part.
Le soir, au moment de se remettre au lit, je vis une chose curieuse. Ma femme en tirant les draps sur elle semblait scruter avec attention les angles de la pièce. Pour n’influencer en rien ce qu’elle allait me dire, je fis : « j’espère qu’on dormira mieux que la nuit dernière, hein ? ». Alors elle répondit, lâchant le morceau : « toi aussi, tu as entendu ce pas, tu as vu, ça a traversé la porte et c’est venu se mettre au bord du lit ! » Puis elle me dit encore : « j’ai regardé. Il n’y avait rien ! ».
Voilà c’est fini. Nous avons dormi des dizaines de nuits depuis dans cette petite pièce, j’irai d’ailleurs de nouveau y dormir ces vacances, pendant une quinzaine de jours, en août. Nous n’avons pas eu d’autre visite depuis.
Nous avons fait comme tout le monde après, nous avons cherché à comprendre, à mettre en rapport cela avec des vivants, des mourants et des morts. Mais peine perdue. C’était une chose bizarre, mais à aucun moment de ma vie je n’ai eu le sentiment qu’il puisse exister quelque chose de plus réel, de plus présent, de plus intense, de plus monstrueusement au monde.
C’était la Présence pure.
C’est un truc qui a changé ma vie. Je pense depuis voir le réel vraiment autrement. Pour moi cette histoire est profondément associée aux photos que j’essaie de faire. J’essaie de parler d’une présence que je sens dans certains endroits qui semblent vides (le reflet éloigné de celle que j’ai perçue ? Je ne sais pas mais c’est lié !). J’estime qu’une bonne photo que je fais est celle où j’ai réussi à tenir un peu cela. Il y a des lieux où je sens que quelque chose est là de présent. C’est ceux-là que je photographie. Les autres je suis embarrassé pour en faire quelque chose…
Evidemment vous pouvez rire de moi. Je suis à présent une sorte de croyant à quelque chose, je ne vous ai amené aucune preuve que ma propre parole de fou et celle de ma femme, parfaitement incroyante et de formation initiale scientifique, tout comme moi, qui elle aussi pourrait vous raconter cette histoire que nous n’avons toujours pas su « placer » dans notre vie...
Je comprends donc Nicola que vous parliez du réel, que cette question vous préoccupe aussi, comme elle m’obsède.
Maintenant quand je pense au réel, je ne pense pas à ce que la photo peut capturer, je ne pense pas au réel scientifique qui existe par les instruments qu’on peut inventer ; non, je pense à cette présence, au bord du lit.
Il n’y a pas eu dans ma vie sensation de présence plus intense, de moment où la notion de « réel » ait pris plus grand sens… et cela juste au moment ou le « réel » avait justement perdu les pédales !
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