Auteur: Sébastien Roussillon
Date: 02-04-2004 10:56
Patrick,
excusez-moi tout d'abord de répondre fort grossièrement à la place d'Henri Gaud.
Mais vous abordez là un sujet très intéressant, sur lequel je souhaite m'exprimer et faire connaître mon point de vue, plus philosophique que technique.
Mais la photographie en grand format ne contient-elle pas une forte dose de philosophie, ou d'éthique, comme vous voudrez.
Je me place d'un point de vue purement artistique, qui fait totalement abstraction des contraintes professionnelles de production. Que les photographes professionnels qui vivent de leurs images rengainent leur artillerie, je ne me place pas sur leur terrain.
Tout d'abord, je crois que l'utilisation d'un 24x36 avec un zoom peut être la pire des choses parce qu'elle entraîne la paresse !
L'utilisation du zoom - dont je ne nie pas l'intérêt pour la photo de reportage - conduit à mon sens à bâcler les clichés, et à devenir un "handicapé du regard photographique"...
En effet, pourquoi se déplacer puisqu'en tournant une simple bague, on peut "émuler" successivement un 24, un 28, un 35... ou un 135, un 150, un 210 etc... ?
Si on ajoute au 24x36 avec un ou deux zooms l'usage d'un moteur ou d'un winder, on peut facilement griller 2 ou 3 pellicules de 36 poses dont à peine 1 à 2 % des clichés présenteront un quelconque intérêt.
On finit par se dire que "dans le tas, il y en aura bien quelques unes de bonnes"...
Pour l'avoir expérimenté il y a une quinzaine d'années, j'ai pu constater que les mouvements du zoom m'évitaient de rechercher le meilleur point de vue, la meilleure position de l'appareil, en un mot de réfléchir avant de déclencher.
J'ai dû entreprendre par la suite un véritable travail de rééducation pour réapprendre à regarder, à ressentir, à réfléchir, avant même que d'appuyer sur un déclencheur. Je me suis senti totalement handicapé, obligé de faire des exercices pour retrouver la vision.
Déjà, le simple passage du zoom aux objectifs de focale fixe entraîne une remise en cause de ses modes opératoires, une petite révolution intellectuelle, alors le passage à la chambre, avec sa précision indispensable, son cérémonial, ses rites...
En ce qui concerne le numérique,les conséquences peuvent être encore plus néfastes.
J'avais envisagé il y a quelques mois d'acheter un petit APN avec un zoom correspondant à mes focales en 4x5", soit du 58 au 400, pour faire, comme vous dites du "repérage". Je n'ai heureusement pas donné suite.
Avec le numérique, outre les perversions du zoom, on a une autre conséquence : la dévalorisation du cliché.
Comme celui qui devient subitement très riche peut perdre la valeur de l'argent, celui qui utilise le numérique peut perdre la "valeur du cliché".
Je m'explique : dans la photo argentique, il y a un contact physique, esthétique, voire affectif, avec la pellicule. On essaie plusieurs émulsions, on finit par en choisir une ou deux. On les achète réellement, on manipule physiquement un rouleau ou un plan film. On les respecte, on les protège, on les dorlote, parce qu'on sait pertinemment que le soin qu'on apporte à leur transport, leur stockage, leur manipulation, leur chargement, va conditionner la qualité du résultat final.
Plus de ça avec le numérique. On choisit son émulsion - non, plutôt sa sensibilité - en déplaçant un simple curseur, on passe de la couleur au noir et blanc par un menu, on multiplie les prises parce que ça ne coûte rien, on efface les clichés ratés et on recommence. Quand la carte est pleine, on en change presque machinalement.
L'image n'a strictement plus aucune valeur, parce qu'elle est devenue totalement virtuelle !
Comme est virtuel l'argent des cartes bleues, des virements électroniques, qui n'est plus représenté physiquement par des billets et des pièces "sonnantes et trébuchantes", comme est virtuelle l'information ou la communication qui ne passe plus par la plume, le papier et l'enveloppe.
Sans faire de procès d'intention, j'entends déjà certains ici se préparer à me faire passer pour un rétrograde, un passéiste inadapté qui ne peut pas vivre dans le monde moderne. Je précise que j'ai 28 ans d'informatique derrière moi, j'ai été successivement responsable d'un service informatique, webmestre etc...
Je ne crache pas dans la soupe, je ne renie rien des énormes apports du numérique, d'Internet, de la messagerie électronique. Je gère mes comptes bancaires par Internet, je paie par virements électroniques plus que par chèques, ma plume la plus utilisée ne se nomme pas Dupont ou Mont-Blanc, mais Outlook.
Mais je dois constater que le contact physique avec la pellicule, la magie de l'image qui apparaît lentement sur une feuille de papier dans une cuvette, tout ça disparait.
Je ne vois plus aucune différence entre le chargement d'une image dans Photoshop et la consultation de ma messagerie ou celle de mes comptes bancaires. J'ai le sentiment d'avoir perdu la magie de l'enveloppe qu'on ouvre pour lire la lettre.
Alors, je sais que c'est l'avenir, qu'on devra tous y passer, comme les impôts et le cimetière.
Quand je ne pourrai plus trouver de plans films en TMax ou en Technical Pan, pour ne pas jeter ma chambre, j'achèterai sans aucune hésitation un dos numérique. Mais j'aurai le sentiment d'avoir perdu quelque chose.
Pour conclure, en ce qui me concerne, le repérage, c'est deux ou trois choses, extrêmement simples :
- d'abord, un carnet et un crayon. On note beaucoup plus de choses qu'on n'en photographie avec un 24x36 ou un APN. On note une heure, une orientation, une hauteur du soleil, un détail, et, pourquoi pas y ajouter un petit croquis, une impression, une émotion.
- ensuite un viseur. J'ai découvert le viseur optique multifocal de Linhof. Au bout du compte, il passe plus de temps tout seul que fixé sur la griffe de la Master Technika. Je m'en sers pour mieux voir une image, pour simuler le 75, le 90 ou le 240. Ce genre d'accessoire - dont la qualité optique est à mon avis insurpassée - modifie totalement la vision, la perception des images. C'est mon zoom à moi.
On peut faire la même chose avec une feuille de carton fort découpée au format et une réglette graduée représentant les focales. Pas de quoi se ruiner...
- enfin un bon vieil appareil Polaroid. Pourquoi pas ? C'est pour moi la suite logique de toutes mes réflexions précédentes. Je vais sans doute en acheter un qui me suivra partout. Les clichés seront rangés dans le carnet, comme une illustration de mes notes.
Pardonnez-moi d'avoir été aussi bavard, mais le sujet s'y prête et me passionne. Maintenant, je me tais et j'écoute...
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