Auteur: Henri Peyre
Date: 16-07-2002 08:35
Histoire vécue alors :
Un photographe perd énormément de temps à convaincre son client qu'il a eu raison de faire appel à ses talents. Aujourd'hui, le public est persuadé que pour faire des photographies il suffit d'avoir un appareil photo.
Quand je dois réaliser de la photographie de commande, moi qui aime partir le nez au vent, je suis très embarrassé. Je prends la plus grosse de mes chambres, les objectifs les plus monstrueux, les accessoires les plus mastocs. En réalité je n'aime que faire de la photographie en étant le plus léger possible avec un objectif standard. Mais bon, c'est la loi du genre, il faut épater le client. La première heure est l'examen de passage, et il faut s'y plier.
Cette fois là c'était un restaurateur, homme intelligent vif et courtois, affable mais aiguisé. En un mot il m'impressionnait fort. Il avait à ma demande préparé tout une cuisine, mobilisé ses chefs pour les meilleurs plats, fait astiquer sa cour comme jamais, déployé les efforts de ses lingères. Il m'attendait.
J’avais peur de ne pas être à la hauteur. Je pensais qu'il le sentait. Il surveillait avec son oeil tranchant le moindre de mes mouvements.
Pour le rassurer d’entrée, je déployais avec affectation l'énorme monorail Linhof. Il m'empêchait de me concentrer, posant des questions sur la luisance des tomates et l'aspect mouillé des écrevisses. Je répondais à côté, affairé au matériel. Il faisait cent propositions d'amélioration à la minute. Chacune me donnait l'impression qu'il était d'une exigence à laquelle je ne saurais jamais répondre. A chaque fois qu’essoufflé il s’arrêtait de parler, je pensais que la chambre avait commencé de faire son effet, qu’une sorte de respect pour le matériel que je mettais en bataille allait le saisir, et que son silence en était le début. Mais non il recommençait aussitôt.
Je me concentrai sur la première vue. C'était un extraordinaire plat de poivrons, présenté dans une céramique XVIIIème sous l'ombre d'un palmier. Une nappe colorée achevait ce magnifique tableau méridional. C'était sublime.
Je me sentais de plus en plus mal et indigne de ce que cet homme espérait de moi. A cette époque j’avais moins fait de photos à la chambre et mes gestes y étaient encore gauches. Je sentais qu’il ne me laisserait pas le silence suffisant à la concentration sur la mécanique.
Je sortais donc mon Fuji 6x9. C'est un appareil à objectif fixe. La visée ne passe pas par l'objectif, mais par une fenêtre de visée télémétrique. Un énorme Leica en quelque sorte.
Cet appareil là fait à la prise de vue un gros clac d'obturateur. Un clac vraiment très rustique.
Il est simple d’emploi, rassurant, c’est un gros bœuf qui fait des photographies sublimes.
C’était ce qu’il me fallait à cet instant.
A peine l’avais-je sorti que je sentais le courage me revenir comme un sang plus chaud. Peu à peu je redevenais plus calme, je me concentrais mieux sur l’extraordinaire sujet qu’il m’avait préparé. Lui-même devait sentir que j’avais repris confiance. La vitesse de son débit diminuait. Il m’observait avec plus d’intensité encore, mais je sentais que ce n’était plus l’œil du contrôle, plutôt celui de la confiance, un œil qui accompagnait mes mouvements plutôt qu’il ne les évaluait. Presque à un moment, je commençais à saisir une nuance d’admiration dans le ton plus posé de sa voix.
Je pris la première photographie.
Juste avant le « clac » il y eut une véritable petite tension, un moment où le temps s’arrête ou au moins hésite, un moment où, probablement saisi lui aussi par tous les possibles, il s’arrêta de parler, pour attraper avec l’appareil l’essentiel du moment.
J’armais pour une deuxième photographie.
Je le sentais presque amical à présent. C’est sûr il avait compris que je faisais de mon mieux, que j’avais choisi le meilleur angle, un angle auquel il n’aurait pas pensé lui-même. Pendant le cadrage de la deuxième pose, il resta complètement silencieux jusqu’au « clac ».
Lorsque je me redressais, je vis que c’était devenu un ami. Il me souriais et je doutais presque que ce fut le même homme. Il était radieux à présent. Il avait vu à chacun de mes mouvements le soin que je mettais à le satisfaire, l’ambition que j’avais de tirer le meilleur de toutes ses préparations. Il avait confiance. Plus que cela encore il commençait à sentir que sa présence, en me déconcentrant, pouvait m’empêcher de tirer encore plus de ses préparations. Son intérêt commandait qu’il s’éclipse.
Il me dit sobrement : « quand vous ferez une pose, venez que je vous offre un Perrier » et s’éloigna. Je le vis traverser la cour, échanger deux mots avec sa femme, et à la façon dont elle me regarda, je compris qu’il lui avait dit le plus grand bien de moi. Je me sentais bien. Vraiment en forme à présent, et prêt à passer à la chambre.
Ce n’est qu’à ce moment là, en dévissant le Fuji de son pied, que je m’aperçus que j’avais pris les trois photographies avec le capuchon d’objectif.
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