Auteur: bernard birsinger
Date: 08-05-2008 11:55
Richard Avedon, sa technique, version 2 :
Ceci fait suite à ma première intervention sur ce forum à propos de Richard Avedon.
Le coût du projet « In the West American » :
En France, annoncer publiquement un coût pour un projet photographique est un sujet qui fâche.
Essayons d’y répondre. Combien pourrait coûter un projet semblable à une même dimension géographique donc sur l’Europe ou encore plus simplement en France avec des prix français, en 2008 ?
Déjà avant de considérer un coût, il est préférable d’aborder en premier le travail fourni par Richard Avedon pour son projet dans l’Ouest des U.S.A..
En ayant donné lors de ma première communication sur Avedon sur ce Forum, un chiffre en euros pour la matière première à prendre en considération, c’est-à-dire le plan-film 8.10, certains interlocuteurs se sont précipités sur leur calculette. Qu’en est-il sorti ? Projet titanesque pour l’un, chiffres non crédibles pour un autre.
Voilà les chiffres du projet et en conséquence du travail fourni :
De 1979 à 1984, Avedon travailla :
- sur 13 Etats
- dans 189 villes ou bourgades, du Texas à l’Idaho
- 752 sessions de travail
Et a exposé 17 000 plan-films 8.10 (et je vous épargne les petits Polaroids).
Bravo donc pour cet interlocuteur qui a trouvé 20 000 plan-films et qui trouvait cela titanesque.
Vous, internautes qui me lisez est-ce beaucoup ? Oui – non ?
Très vite reprenez vos calculettes et vous en conclurez que c’est peu par personne photographiée ou session (22,6 plan-films) mais avouez beaucoup par la somme de travail fournie. Je reviendrai là-dessus : Avedon l’opiniâtre.
Si le photographe que vous êtes, vous travaillez en hors taxes, avec un stock de plan-films acheté deux ans en arrière, films achetés en France mais passés avec astuce de Suisse en France pour gratter un prix et que vous développez vous-même ces mêmes plan-films le soir venu dans votre propre labo, il est évident que vous aurez un prix global pour un projet semblable bien plus bas que 100 000 Euros.
Est-ce bien la réalité dans « In the American West » sachant que le studio d’Avedon se situait dans New-York et qu’il travaillait à l’autre bout de l’Amérique. Personne sur son studio itinérant ne revenait le soir venu sur New-York pour développer les plan-films.
Autre paramètre : si comme Avedon vous tenez à la qualité maximale, voilà un bon labo en Europe (pour la couleur) : Grieger à Düsseldorf en Allemagne. Le coût de votre projet risque de passer d’un facteur 1 à 4. Après avoir consulté le tarif de ce labo-là ne me vilipendez pas et ne me traînez pas aux gémonies. Je ne fréquente point ce labo, ma surface financière n’est pas celle d’Andreas Gursky. Mais restez quand même bien dans le standard de qualité d’Avedon, c’est de ce standard que nous parlons.
À Cologne, à la Photokina 2008, en septembre, qu’est-il annoncé ? Des plan-films 8.10 en Noir et Blanc par 10 dans une boîte ! ! !
Après la Photokina 2010, on passera chez Hermès à Paris, les acheter, servis sur un plateau d’argent ! ! !
Avedon et son sujet :
Un intervenant sur ce Forum, Fabrice Péjout, a vu il y a quelques années en arrière un reportage filmé sur Avedon à l’œuvre lors d’une prise de vue à propos d’un portrait : « Son attitude vis-à-vis du sujet était assez glaçante, il se tenait à côté de son Rollei, à environ 1 mètre, fixait le sujet sans dire un mot et attendait qu’il se passe quelque chose provoqué par l’état de malaise et de tension qu’Avedon instaurait ». Nota : il s’agissait là d’une master-class à l’I.C.P. à New-York.
Mon avis : bien vu et bien retenu avec acuité mais à replacer dans un contexte. Contrairement à un portrait hollywoodien, ses personnes photographiées ne sont pas en situation de complaisance. Reprenez un peu les photographies du siècle dernier : chez Nadar qu’Avedon admirait, les personnes photographiées avaient de la présence et étaient respectueux envers le photographe. Cela se voit et se lit sur les visages.
Aujourd’hui comment est l’Homme Contemporain en présence d’un photographe : pressé, inconstant, agité, le téléphone sonnant dans sa poche de chemise, impatient d’en finir alors que l’on n’est qu’à la troisième vue, stressé aussi, méfiant, etc., posant des questions incongrues sur votre grosse boîte noire qu’est votre chambre, comment ça marche, et pourquoi ci et pourquoi ça, tout sauf à l’ouvrage et en relation avec le photographe aussi bien corporellement que dans sa tête, surtout quand ce sujet est choisi au hasard d’une rencontre, au détour d’un chemin ! ! !
Face à cette situation imaginez ce qui se passe dans la tête du photographe qui veut œuvrer : comment trouver une parade à tout cela ?
Une fois qu’Avedon a trouvé sur son dépoli, l’inscription de la personne par rapport à son fond blanc, Avedon se doit de tout abandonner en ce qui concerne la logistique de prise de vue. C’est en duo ou alternativement que ses deux assistants (parfois l’aide d’une tierce personne en appoint est nécessaire) oeuvrent : mesurer la lumière, fermer au diaph exigé, armer l’obturateur, charger le châssis, enlever le volet, remettre le volet, se repositionner avec un autre châssis pour une deuxième prise de vue qui ne supporte aucune perte de temps entre les deux prises de vue, refaire le point sur le dépoli si c’est nécessaire ……….
Que fait donc alors le photographe : « il drive » la personne en se tenant en position de frontalité face à elle, déclencheur souple en main, à côté de sa Deardorff. Défilent alors dans sa tête des mots comme assujettir, régir, vaincre, subjuguer, imposer, maîtriser …. Mais fin comme un stratège de guerre à la Sun Tzu (stratège de guerre chinois, VIe - Ve siècles avant J.-C.) ou à la Clausewitz, le photographe doit savoir reculer, amadouer, lâcher prise, laisser une ouverture au sujet vers le photographe et puis quand dans cette fraction de seconde le masque tombe la photo est en boîte.
Si, entre-temps la personne (qui dans ce cas n’est pas un professionnel de la pose) avait bougé avant que ce masque tombe tout était à reprendre à zéro ou presque : inscription de la personne dans le cadre, mise au point, reprise en main de la situation ….. En même temps il ne s’agit point d’épuiser la personne si cette personne est potentiellement intéressante. Nota technique : en 8x10 la profondeur de champs est comptée : reculer pour celui qui pose de quelques centimètres et c’est l’imprécision et le floue qui s’installent, au prix où est le plan-film ! ! !
Avedon l’Opiniâtre :
Le dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey donne au mot opiniâtre le sens de : (dès 1585) tenace, entêté dans son comportement ou ses idées, persévérance tenace, acharnement.
Quand en mai 1974 Richard Avedon rentra à l’hôpital pour une péricardite, il en ressortit aussi vite, installa son lit médical roulant dans son studio et allongé, déclencheur en main, entama son catalogue pour Bloomingdale. Avez-vous déjà vu un photographe travailler âprement ainsi ?
Quand pour sa monumentale autobiographie Avedon ne trouva point chez son imprimeur le rouge qu’il voulait, il eut bien fallu chercher ailleurs ce rouge qu’Avedon avait en tête (après avoir épuisé tous les catalogues de couleurs et d’échantillons à disposition chez l’imprimeur). Après de longues recherches, il trouva un rouge qui lui convenait : c’était un rouge d’un bâton de rouge à lèvres. Pour ces détails, le long de sa carrière, il y a bien quelqu’un qui lui a enseigné cela, c’était Alexey Brodovitch (1898-1971) son professeur.
Pour répondre à cet internaute qui pense qu’il suffit de se placer à côté de l’optique d’une Deardorff pour pouvoir réaliser une œuvre qui marquera l’histoire de la photographie : je reviens toujours à cette phrase d’Avedon « faire simple, c’est ce qu’il y a de plus compliqué ».
« Driver » une personne à la manière d’Avedon, c’est se lancer dans sa tête, en arrière fond, tel un listing d’ordinateur, une foule de phrases qu’il faudra bien trier selon le déroulement de la prise de vue et qu’il faut surtout mettre en application (en présence directe de la personne et souvent sous une tension permanente) :
Face à la personne et en frontalité :
- Procéder quelquefois finement, quelquefois rondement………
- Ne point troubler le faible (point faible chez le sujet)…………
- Savoir se soustraire au bon moment…………
- Deviner où portent de petits mots ……….
- User de réflexion, sans en abuser…….
- Ne pas s’emporter…..
- Savoir attendre……..
- Se mesurer selon les gens…….
- N’être point inaccessible…..
- S’accommoder à toutes sortes de gens……
- Savoir entretenir l’attente d’autrui…….
- N’être point lassant……..
- N’être point répréhensif………
- Gagner le cœur………
- S’aviser, et se raviser……..
- L’art de laisser aller les choses comme elles peuvent, surtout quand la mer est orageuse…….
- Entrer sous le voile de l’intérêt d’autrui pour rencontrer après le sien……
- L’art de se contenir……..
- Savoir souffrir les sots. Pour Epictète, la meilleure maxime de la vie c’est de souffrir, c’est la moitié de la sagesse. Vous comprenez bien s’il faut tolérer toutes les sottises, il faut sans doute une extrême patience…..
- Puis tirer quelques coups en l’air pour débloquer une situation face à la personne photographiée…..
- Se retenir de parler……..
- Ne pas tomber dans le cérémonieux…….
- Porter quelque chose à louer (à la personne photographiée)…….
- Savoir estimer……..
- Savoir se transplanter (laisser le sujet dans son rôle disait Hilla Becher par rapport à August Sander)…….
- Ne jamais prendre les choses à contre-poil, bien qu’elles y viennent……..
- Savoir trouver le goût d’autrui………..
- Souffrir la raillerie, mais ne point railler (entreprenez donc un jour une campagne photographique avec des personnes n’ayant jamais posé)…………..
- N’en venir jamais à la rupture………
- Ne point continuer une sottise………
- Savoir oublier…
- Laisser contredire sans dire, etc.
Mais tout cela était déjà annoncé au XVIIe siècle. Et puis un jour servez-vous aussi de Piaget (non pas les montres) mais ce Suisse qui a bien compris l’âme humaine et que tout le monde enterre.
Se tenir à côté de la Deardorff, suite :
Cher internaute, tenez-vous donc à côté de votre chambre et photographiez cet homme de banque amateur d’abeilles qu’était Ronald Fischer, torse nu et recouvert en partie d’abeilles, visage compris, en trois sessions de travail sur deux jours. Le temps pour Avedon de faire 121 plan-films 8.10. Rappelez-moi combien d’abeilles en présence sur l’emplacement du studio improvisé pour réaliser cette image ?
- 120 000 abeilles ! ! !
Venez un jour à Sweetwater dans le Texas photographier Jimmy Lopez, ouvrier travaillant dans le gypse, avec une température de 107 degrés Fahrenheit, des heures durant. Très vite vous serez obligé de mettre un casque blanc de chantier qui est si facile à porter surtout quand on penchera la tête en avant (et de protéger votre soufflet noir de votre chambre avant qu’il ne s’effondre) comme sur le studio improvisé d’Avedon.
Et puis dans ce Texas profond pour comprendre les gens et leur culture, il fallait pour Avedon danser avec les cow-boys et si on ne sait pas on copie le pas de danse. Il existe une très belle photographie représentant Avedon fixant et imitant le pas de danse d’un couple de Texans dansant.
Avedon et Eclairage Naturel :
Avant de lire ce paragraphe, parcourez d’abord la peinture du 13, 14, et XVe siècle (en portrait) puis replonger vous dans le studio de Nadar à Paris ou de celui de Mike Disfarmer, dans cette bourgade de l’Arkansas, Heber Springs ou visitez le studio de Sudek à Prague (studio que j’ai visité personnellement dès que les tanks russes sont repartis de Prague). Quels points ont-ils en commun, à travers ces siècles-là ? Un seul point de commun : le même dispositif pour la compréhension de la lumière, lumière naturelle en l’occurrence. Avec quelle lumière Irving Penn a-t-il travaillé à Paris (sur les vieux métiers), photos qu’il vient de vendre au Getty Museum de Los Angeles pour une somme fabuleuse il y a quelques mois ? la même lumière que celle d’Avedon mais travaillée autrement au labo.
Au XVe siècle point d’électricité, au temps de Nadar on découvrait à peine les potentialités de l’électricité, chez Sudek on économisait, chez Mike Disfarmer le studio était assez largement vitré, chez Avedon, sur les fonds blancs placardés contre les façades des ranchs isolés point de lumière par groupe électrogène ou par câbles à rallonge.
Chez Avedon : la reprise de la lumière des pionniers-photographes itinérants qui parcouraient les Etats-Unis d’Amérique vers 1875 et du photographe Brady (1823-1896).
Maintenant que vous avez votre éclairage, il vous faut votre fond blanc. Facile, on scotche environ 2,75 m. x 2,15m. de papier blanc sur un mur en plein air. J’ai bien dit plein air. Essayez donc, mais ne me facturez pas vos rouleaux de papier blanc et vos échecs sachant que dans le cahier de charge de ce fond blanc pas un pli bien sûr car le moindre pli se verra sur votre futur tirage si vous agrandissez à hauteur d’homme comme Avedon. Mais rassurez-vous, avec Photoshop, vous enlèverez les plis du papier avec une des baguettes magiques de ce logiciel. Ce qu’Avedon n’avait pas à disposition à ce moment-là.
Avedon et l’Eclairage en Studio :
J’ai depuis 1969, bien quelques schémas dans ma bibliothèque technique concernant les dispositifs d’éclairage d’Avedon dans son studio. Vous comprenez bien que s’il suffisait de reprendre ces dispositifs-là, il y aurait 100 Avedon sur la planète. Pourquoi ? Chaque fois le dispositif change selon que l’on fasse de la mode ou du portrait.
Néanmoins voici quelques pistes de travail extraites du studio d’Avedon :
La France a, pour le studio photo, un homme de génie : c’est « papa Balcar » (excusez-moi pour cette trivialité), père du parapluie de studio. Très vite, comme d’habitude, l’Amérique et Avedon s’en sont servis.
Cet outil de base est donc omni présent dans son studio. Ah, ce parapluie ! ! ! De là, il faut arriver à le maîtriser d’autant plus qu’il se décline en de multiples tailles, formes et revêtements (blanc, blanc coupé, métallisé etc..) Avedon usa aussi à bon escient de mylar pour adoucir l’impact de la lumière. J’en reviens toujours à la maîtrise d’un outil, ici le parapluie.
À quoi étaient raccrochés ces parapluies ? à plusieurs générateurs Elinchrom de 2000 watts/secondes avec trois prises torche par générateur. Petite astuce : avoir plusieurs générateurs à trois prises était très intéressant pour Avedon car plus on descend en puissance avec une torche, plus rapide sera votre éclair. Vous pouvez figer votre sujet à la manière « Munkacsy » (sujet en plein vol comme des danseurs) tout en étant ultra net sur votre tirage au résultat. Martin Munkacsy (1896-1963) était un des photographes préférés de Richard Avedon, en photo de mode.
Le fond du studio avait la forme d’un cyclorama.
Souvent sa lumière principale était réglée au diaph 16 et son fond à 16,5 car il n’aimait guère les blancs purs. À vous de trouver votre écart suivant votre technique et films.
Dans son studio 11 permanents et en plus quelques intervenants suivant la charge de travail.
Si en 2008 vous devez travailler « à la Munkacsy » dans un studio et que vous devez avoir de la puissance pour un beau diaph sur votre chambre avec votre film basse sensibilité, un seul générateur est capable d’avoir une pleine puissance et en même temps avoir une vitesse d’éclair variable : le Grafit chez Bron. Voilà un vrai progrès technique en studio.
Avedon et Urgence :
La France a attendu plus de 40 ans pour avoir (grâce au Danemark ! ! !) une expo d’Avedon à Paris, en juillet 2008, au Jeu de Paume et puis une autre expo en Arles.
Urgence, parce que c’est dans 2 mois et que si déjà on trahit la volonté personnelle d’Avedon, qu’alors on soit au moins dans une information correcte et à temps.
Chers internautes ne confondez pas agressivité et ‘être offensif ‘ , morale et rectitude, rectitude des faits, rectitude par rapport à l’Histoire.
Si ce forum doit prendre de la valeur (face aux U.S.A.) il est important d’informer, chacun avec sa sensibilité, mais avec les précisions qui s’imposent.
BIRSINGER Bernard, photographe, le 8 mai 2008.
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