Auteur: Henri Peyre
Date: 12-07-2002 07:35
C'est une question qui n'a l'air de rien mais est fondamentale.
Je voudrais y répondre par une première anecdote : quand je fais des cours Photoshop, j'incite les photographes à venir avec leurs images préférées. Très souvent ce sont des images représentant un coin qui leur a plu, un être chéri, enfin un de ces sujets dans lesquels ils sont forcément très impliqués. Si l'image leur plaît c'est aussi qu'ils ont le sentiment d'avoir pu témoigner, par la qualité de la reproduction, des qualités du sujet. Autrement dit, ces images sont réussies, dans leur esprit, par la coïncidence forte qu'ils pensent avoir établi entre le sujet et sa représentation. Ils viennent pour essayer d'apprendre à en faire, par le numérique, quelques retouches et le meilleur tirage possible.
Lorsqu'on passe aux réglages de Photoshop et à l'amélioration du rendu des couleurs, on présente l'approche logique et pragmatique de l'analyse des histogrammes et du réglage des niveaux. On évoque la perspective théorique de ce qu'est "mathématiquement" une belle photographie qui donnerait une impression de richesse à l'oeil. On relativise en rappelant que le sujet a ses dominantes. Au total des choses justes, qui ont un haut pouvoir de persuasion. On règle enfin la photographie. On compare avec celle du début... et stupéfaction... la photographie modifiée apparaît infiniment meilleure que l'original !
Devinez la réaction des photographes : à 90% ils sont abasourdis, désespérés. Il constatent le fait, mais au lieu de s'en réjouir ils en sont le plus souvent affreusement perturbés... c'est que la révision est déchirante. A l'instant d'avant ils avaient dans les mains une photographie à laquelle ils croyaient... et maintenant ils ont une photographie bien meilleure. L'ancienne n'était finalement qu'une mauvaise "version". Et cette nouvelle photographie, qu'ils ont là entre leurs mains, ils la soupçonnent déjà, instruits qu'ils sont de la toute nouvelle révélation, de n'être elle aussi qu'une "version suivante". Ils ont une meilleure photographie, mais ils ont perdu la réalité.
Votre message associait "vision" et "plan-film".
Il me semble qu'il faut dire quelque chose sur le grand format. L'image en grand format a ceci de particulier qu'elle "voit" plus de détails "à la fois" que notre oeil. Autrement dit il me semble que le grand format est particulièrement bien adapté à la représentation de ce qui relève de l'éblouissement par la multitude. Il donne à contempler. Le tirage en grand format permet à l'oeil de retrouver la possibilité de circuler, en choisissant lui-même les détails sur lesquels il s'attarde. C'est une proposition de contemplation. Rien à voir donc avec le "cadrage", qui est une proposition bien moins neutre de regard. Si on veut exploiter le grand format dans sa composante poétique maximale, en tant que proposition de contemplation, il faut également rechercher donc la netteté maximale, avec la profondeur de champ maximale.
"l'image obtenue sur la pellicule (ou le tirage) reflète-t-elle la sensation au moment de Prise de Vue ? - Autrement dit ; Y-a-t-il reproduction fidèle ?"
Pour répondre à cette question du point de vue du grand format contemplatif, on pourrait dire que le tirage grand et net à partir du plan film reflètera une certaine sensation qui est celle de l'éblouissement par la perception du multiple : on peut regarder la mer, et ne voire que la mer, on peut regarder la mer et voir à la fois l'oiseau qui plonge chercher le poisson et le bateau qui passe. On peut aussi regarder la mer et voir aussi le bateau, tous les oiseaux, puis une vague et une autre et encore une et finir par abîmer son regard dans ces milliers de choses à voir et cette observation finit par générer un profond sentiment d'admiration et d'appartenance à cet immense Tout multiple. Le grand format permet de redonner la possibilité de s'abîmer de nouveau loin du sujet à cette même contemplation. Il est donc un mode de représentation assez fidèle pour CE sentiment là. Mais il n'est pas pour autant "reproduction" puisqu'il n'est fidèle au sujet que dans un certain mode de rapport à la réalité, qui est l'éblouissement par le multiple en ce cas précis et qui préexiste à la prise de vue.
"Le photographe berne-t-il ou est-il berné ?"
La question est de savoir ce qui nous intéresse dans ce qu'on a sous les yeux, et de faire le compte froid et méthodique des moyens qu'on a d'atteindre la retranscription non pas du sujet, mais du rapport qu'on a au sujet. Cela veut dire qu'il faut aborder non seulement le domaine technique avec objectivité, mais aussi le domaine sentimental et philosophique avec le même esprit d'investigation méthodique.
Le poète doit être un bon mécanicien.
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