Auteur: Marc Genevrier
Date: 20-02-2003 14:54
Deux articles dans le Télérama de cette semaine font une large part à la photo et me donnent l'occasion de revenir un peu sur la discussion récente avec Tin, qui a un peu aiguisé mon appétit de prose. Appelons cela une "tentative d'essai", que je soumets à votre critique.
Le premier article de Télérama, donc, est consacré au genre de l'inventaire dans l'art du XXe siècle. D'August Sander aux Becher ou Boltanski, de nombreux artistes, souvent des photographes, recourent à ce que l'article appelle une "photographie sérielle". Dernier grand projet en date, une description de New York en 60 000 photos classées par séries : les inscriptions sur les voitures, les bouches d'égout, les gens assis sur les bouches d'égout, etc. Prises isolément, ce sont souvent des images très pauvres, qu'on pourrait qualifier de neutres. Elles ne prennent véritablement un sens qu'à l'extérieur d'elles-mêmes, puisque c'est dans leur réunion en une gigantesque série qu'elles trouvent une sorte de dénominateur commun. Peut-être cet élément commun est-il un sens effectivement présent dans chaque image, mais dissimulé parmi les nombreux sens possibles de ces images ouvertes à tout. Peut-être aussi chaque image, au sein du groupe, est-elle plus ou moins contrainte de s'aligner un peu sur les autres, au détriment de sa possible richesse individuelle, cédant ainsi à une force qui lui est extérieure et lui échappe. Le nombre augmentant, il y a d'ailleurs certaines chances que le dénominateur commun tende vers zéro, comme on dirait en maths ! C'est effectivement l'impression que me donne cette série (ou ce qui en est reproduit dans Télérama), qui me semble constituer au mieux un aveu d'impuissance, plus sûrement une absence délibérée de point de vue, un refus de choisir et de juger, une volonté des auteurs de ne rien hiérarchiser parmi tout ce qui s'offre à eux dans le réel.
J'ai toujours ressenti un certain malaise devant les séries de portraits. Le travail d'August Sander, ou celui de Charles Fréger également reproduit dans Télérama, ne fait pas exception. On ne photographie pas M. Müller, menuisier dans telle rue, mais L'Artisan, même pas un artisan, ce qui lui laisserait encore une petite marge de liberté (il y en a d'autres, ce qui sous-entend qu'ils peuvent être différents). J'ai toujours l'impression qu'on fait violence à ce M. Müller de ne voir en lui que le modèle type de l'Artisan, qu'on le dépouille ainsi de toute sa singularité, donc de sa richesse en tant qu'être humain, pour le plier à un dessein qui lui échappe, et qui incombe au photographe : la classification. Je pense toujours aux pauvres papillons cloués dans les casiers des entomologistes avec une petite étiquette au-dessous. Man gave names to the animals chantait Bob Dylan... Contrairement à la série sur New York, le photographe ne laisse pas le soin à l'observateur de se forger sa propre opinion sur le sens de la série : ce sens est donné d'avance et il est éminemment politique ou dogmatique.
L'impression est un peu différente avec la série de quatre portraits de Charles Fréger "Patineuses finlandaises de danse synchronisée", je n'y sens pas la volonté de classification de Sander. Au premier abord, on y verrait plutôt l'inverse : par un regard le plus neutre possible, révéler les différences qui se cachent sous les points communs, car outre leur costume et le même regard éteint qu'elles nous portent, les quatre adolescentes ont des visages très différents. Ce qui me déprime dans cette série (et d'autres un peu similaires de Thomas Ruff, par exemple), ce n'est pas seulement ce regard et ce visage éteints, c'est qu'on a l'impression que, ce que nous donne à voir le photographe, ce n'est pas la diversité, mais la vanité de cette diversité, qui n'arrive pas à s'imposer dans les images : quel que soit votre visage ou votre physique, vous êtes déjà tous dans le même moule. L'habit fait le moine ! A moins que Charles Fréger veuille nous dire ironiquement : regardez quel regard vous portez sur les autres, vous ne voyez que leur costume !
De ces séries, je retiens surtout une distance affichée par rapport au sujet, voir une sorte de violence prédatrice à son égard. Et le sens, qui advient par la juxtaposition et la multiplication des images, semble résider malgré tout en dehors d'elles, que ce soit dans l'intention du photographe (manipulation ?) ou dans le regard que nous portons sur elles, l'art moderne étant par ailleurs très enclin à renvoyer la balle dans le camp de l'observateur.
Le deuxième article de Télérama pourrait presque constituer l'antithèse du premier. Il nous parle de trois photographes (trois femmes, mais est-ce important ?), dont la plus connue est Claude Batho. Toutes trois ont en commun de photographier leur famille, leurs enfants, leur chez-soi, leurs amis propres. Que du singulier, rien de générique ou de généralisant. Ces femmes me parlent d'elles, de leur monde et de leur entourage. C'est pourtant ainsi qu'elles parviennent à une sorte d'universalité qui me touche beaucoup plus que les travaux sériels, sans doute parce que tout est ici intimité, douceur, empathie. Une sorte de reconnaissance intervient aussi, ce qui nous est proche nous touchant naturellement plus. Mais surtout, on n'y ressent pas la volonté de démonstration des inventaires : le sens puise sa force individuellement dans chaque image, il ne nous est pas imposé d'avance. Bref, c'est la liberté qui règne !
Marc
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