Auteur: Jean-Louis Llech
Date: 08-10-2004 11:13
"L’image photographique, figée, échappant au temps, portant la marque d’un mécanisme et non d’un regard vivant, nous met en présence d’une vision qui survolerait le monde plutôt qu’elle ne l’habiterait, qui glisserait sur la réalité sans jamais parvenir à prendre prise."
Je suis atterré quand je lis ce genre de propos...
Alfred Stieglitz, Paul Strand, André Kertesz, Bill Brandt, Lewis Hine, Willy Ronis, tous ces photographes qui nous ont renvoyé par la pellicule tout ce qui dérange et choque, croyez vous qu'ils ne faisaient que survoler le monde, avec leurs photos empreintes d'humanité ?
Pour moi, la description de l'art photographique - ou plutôt sa négation en tant qu'art -telle qu'elle est présentée chez Merleau-Ponty - est d'une grande indigence, ou tout du moins une grande lâcheté.
Peut-on nier l'existence du regard dans l'oeuvre photographique, peut-on nier le fait que le photographe s'approprie une certaine réalité et la restitue par le choix de ses sujets d'abord, mais aussi par ses cadrages, par son interprétation de la lumière, des ombres. Peut-on ignorer que le temps de pose, la profondeur de champ, le choix même de l'émulsion employée sont des auxiliaires du photographe, et non pas les véritables auteurs du cliché ?
La peinture, la sculpture aussi figent le temps, si on le prend ainsi.
Le rejet de M.P. prend à mon sens comme prétexte la composante "mécanico-physico-chimique" de la photographie, comme si les ressorts et les lamelles de l'obturateur ou le révélateur employé étaient les seuls interprètes de l'acte photographique.
Si la photographie n'est pas un art, est-ce parce qu'elle emploie des appareils plus ou moins sophistiqués, qui semblent usurper l'identité, la conscience et le regard du photographe, d'où le dédain, voire le mépris dont elle fait l'objet ?
A ce titre, le ciseau du sculpteur, le pinceau du peintre ou le stylographe de l'écrivain se susbstituent-ils à lui dans l'acte de création, on sont ils seulement des aides ?
Les artistes précités sont-ils moins prisonniers de leurs instruments que nous ne le sommes de nos obturateurs ou de nos émulsions ?
Le forceps chromé est il l'auteur véritable de l'accouchement ?
"La photographie se joue de la perspective, des couleurs, des formes et contours des objets, en ce sens elle consiste en une exploration du monde vécu"
Cette définition de l'acte photographique ne vous choquera probablement pas.
Je n'ai fait que remplacer dans la phrase le mot "peinture" du texte original par le mot "photographie".
Comment peut-on parler de la perception et de la vision du monde sans y inclure la photographie ? Dans la perception de ce qui nous entoure, quelque part, la peinture, la sculpture, la littérature sont rassurantes, parce qu'on peut toujours attribuer au peintre, au sculpteur, à l'écrivain ce que sa sculpture, son tableau ou son texte, en un mot sa description, pourraient avoir de dérangeant ou de choquant.
Politiquement parlant, les descriptions de la misère du monde ouvrier par Zola pouvaient être qualifiées de fausses, d'exagérées, et le fait que les descriptions passent par un écrivain arrangeait certainement beaucoup ceux qui préféraient la masquer ou la nier.
La photographie dite "sociale" est crue par essence, elle porte en soi une forme de vérité, elle choque parce qu'on ne pense pas a priori qu'elle soit maquillée.
Il est plus facile de nier la véracité d'un texte ou d'un tableau que d'une photographie, parce que cette dernière nous renvoie directement au regard et non pas à l'interprétation. Nous n'aurions pas peint ou écrit cela de cette façon, et cela nous dédouane, par contre nous aurions pu voir cela.
Quand nous sommes confrontés à des images qui dérangent notre confort, pour nier leur réalité, nous avons toujours cet ultime recours de dire que nous n'aurions pas employé les mêmes mots ou les mêmes traits de pinceau que leur auteur.
Par contre, la photographie nous enlève cet alibi, parce qu'elle nous renvoie, non pas à l'interprétation au travers des filtres présumés de leur auteur, mais directement à la vision elle même.
C'est en cela que la photographie est politiquement dérangeante.
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