Auteur: E. Bigler
Date: 03-03-2004 17:59
Je remercie Jean-Louis Salvignol de nous communiquer ce lien fort intéressant,
http://cgi.ebay.com/ws/eBayISAPI.dll?ViewItem&item=3800065971&category=300751
plus par son contenu technique que par la vente elle-même d'un objet « de collection » ; on dira néanmoins quelques mots (avec la touche d'humour qui s'impose) sur la publicité que fait le vendeur pour cet objectif singulier.
Quant aux rêves, je soupçonne J.L.S. de projeter vers moi ses propres rêves, un peu comme quand vous demandez à un ami photographe « Imagine qu'un de tes amis te parle d'acheter une chambre technique pour faire de la photo grand format ; que lui répondrais-tu ? » ;-)
J'aurais pu effectivement rêver à ce S-Orthoplanar® il y a un quart de siècle, juste avant que les circonstances ne me mettent entre les mains en tant qu'étudiant à Orsay un excellent Cerco® de course sur son banc de reproduction de photomasques « à l'ancienne ».
Ce merveilleux S-Orthoplanar® me semble donc être un représentant d'une génération d'optiques destinée à la fabrication de photomasques sur plaque argentique haute résolution, technique qui a été supplantée par le photo-générateur à fente tournante sur plaque chrome/résine, lui-même supplanté par le générateur à faisceau d'électrons sur plaque à résine "spéciale électrons".
Les courbes que le vendeur a ajoutées pour faire bon poids sont impressionnantes plutôt par l'absence de distorsion (d'où le qualificatif 'ortho' comme 'orthoscopique') et par l'homogénéité fantastique des courbes FTM à f/8 sur un champ de 45 mm de rayon (diamètre 90 mm). Ceci nous donne une idée des dimensions des photomasques, ce devait être du carré de trois (76) ou de quatre pouces (102) pour des tranchettes de silicium de 2 pouces 1/2 ou de 3 pouces fabriquées par photolitho de contact. Comme c'est loin tout çà !! (on travaille jusqu'à douze pouces de diamètre pour les grandes puces, en particulier pour les détecteurs d'images).
Ce qui est intéressant c'est que cette optique semble utilisable en lumière blanche comme le prouve cette référence à un photographe nord-américain qui a fait d'un S-Orthoplanar®de 45 son objectif d'agrandissement favori en 24x36 (merci la RUG pour la référence)
http://www.photo.net/mjohnston/column44/
En ce qui concerne la performance FTM au centre, ce qu'on peut dire c'est que cet objectif réussit le tour de force d'être un quart de poil meilleur que l'APO-Componon® de 90 ; et entre les points mesurés (Zeiss) ou simulés (Schneider) de FTM/contraste de ces objectifs publiés par les constructeurs et la limite ultime de diffraction, il y à peine l'épaisseur d'une demi-puce de silicium. La limite de résolution à f/8 pour le S-Orthoplanar® est donc très certainement de l'ordre de celle imposée par la diffraction ; à f/8 et 0,6 microns cela nous donne 1/(8 x 0,6x10^-3 ) ~= 200 cycles par mm ou 200 paires de lignes par millimètre. Utilisé avec une raie violette du mercure autour de 400 nm on aurait un peu mieux, disons 300 pl/mm. En gardant un peu de contraste il faut en pratique se contenter de 0,8 fois ce chiffre, disons 250 pl/mm à tout casser. 250 pl/mm c'est une période de 4 microns, soit une technologie de 2 microns de largeur de traits (2 microns de trait, deux microns d'espace), on est bien dans les années septante. Pour mémoire en ce début de XXI-ème siècle c'est 0,18 micron la technologie CMOS standard.
C'est le moment de renfoncer le clou concernant la lutte acharnée entre l'objectif d'agrandisseur de haute performance et le numérisateur professionnel (ou même l'appareil de bureau récent) qui le grignote chaque jour lentement mais sûrement en performance. Les meilleurs objectifs d'agrandisseurs butent sur la limite ultime de diffraction, il est très difficile de les améliorer si on veut pouvoir les utiliser dans tout le spectre visible et pour une gamme de rapports d'agrandissemment pas trop étroite. Un tel système optique passe toute l'image d'un coup, avec de façon ultime la limite de diffraction sus-mentionnée, et encore obtenir l'homogénéité sur tout le champ est extrêmement difficile.
Le numérisateur des familles, comme le générateur de masques par faisceau d'électrons, procède par raccordement de champs en analysant (ou en insolant) l'image dans une tout petite zône à chaque fois. On peut imaginer utiliser un objectif de microscope comme dans le micro-densitomètre, la limite de diffraction ramenée au niveau du film dépasse facilement les 250 pl/mm avec une optique courante (f_c =2 O.N./lambda, soit plus de 600 pl/mm avec un 10X/O.N.= 0,20 à 0,6 micron), mais sur un champ de quelques millimètres seulement.
Autorisez le raccordement de champs, vous cassez le métier, les canuts se révoltent, l'objectif d'agrandisseur n'a plus en sa faveur que le maigre avantage de formation immédiate de l'image sur tout le champ au prix d'une lourde contrainte sur les pl/mm. Donc à terme on voit pourquoi la numérisation est une solution d'avenir, pas seulement parce que c'est devenu moins cher et que c'est facile, mais parce que c'est potentiellement meilleur optiquement ; du moins s'il n'y a par derrière aucune limite à la taille du fichier informatique à traiter (c'est une autre affaire).
Toutes ces considérations par trop techniques nous amènent finalement à faire quelques commentaires sur la publicité du vendeur de ce fameux S-Orthoplanar®, parce que c'est trop rigolo. Je cite en anglais avec une traduction que j'en fais librement :
« Description (revised) CARL ZEISS OBERKOCHEN S-ORTHOPLANAR 5.6/105mm with cerificate Made in West Germany
The sharpest lens ever made by Zeiss makes it possible to enlarge 120 negs at the max resolution (600 l/mm)
Mount it on a Hassi Body of the 200 series and get the unbeatable performance!
The condition of this beauty is mint, no marks on the barrel, the glass is clear as crystall, no cleaning marks, no fungus, no oil on the blades.
Click stopped diaphragm settings from 5.6-32. »
Traduction libre : L'objectif le plus résolvant jamais fabriqué par Zeiss permet d'agrandir des négatifs de format 120 à la résolution max (600 l/mm) (sic!)
Montez-le sur un boîtier Hasselblad série 200 pour obtenir des résultats insurpassables !! Cette beauté est propre comme un sou neuf, il n'y a pas de marques sur la monture, les lentilles sont aussi claires que du cristal, pas de rayures dues à un nettoyage malhabile, pas de moisissures, pas d'huile (de coude ?) sur les lamelles du diaphragme. Encliquetage de diaphragmes de 5,6 à 22.
-------------------
Tout d'abord le gaillard nous refait la petite arnaque du facteur 2 en parlant de lignes par millimètre au lieu de parler de cycles ou de paires de lignes. Sur galerie-photo on ne nous la fait plus, on connaît le coup, répétons ce gai refrain :
p_c = N* lambda ; f_c = 1/(N*lambda) ; deux points par période.
Ensuite notre enthousiaste vendeur nous fait le coup de la chaîne HIFI cohérente des années septante : pour tirer tout le parti de cette merveille optique, il faut un boîtier en rapport, dit-il. Bon, on ne va pas avouer qu'il n'y a pas d'obturateur et que l'objectif sera très difficile à utiliser tel quel ; on préfère plutôt se référer à un boîtier à rideaux de haute distinction sociale, un 'blad série 200 bien sûr (combien y en a-t-il en circulation en France par comparaison avec la série 500 ?? ; au moins un à Nîmes, je sais, mais ensuite ?)
Là où la chaîne HIFI n'est plus cohérente c'est de mettre derrière une optique de course un rollfim 120 dans un dos-magasin à double enroulement. Encore le vendeur aurait-il suggéré un Rollei SL66, on l'aurait suivi et on aurait, en grande cérémonie, ressorti du congèl' (des '70 !! une très grande année !!) une bonne boîte de plaques de verre Kodak haute résolution type 1A (non chromatisées) ou des 649F (panchro) de 6,35 cm de côté, qui s'adaptent dans les petits châssis Rollei 6,5x9 (enlever la contre-plaque à plans films, bricoler une pince pour que cela ne tombe pas).
En ce qui concerne la description de l'état cosmétique et technique de l'objet, on croit le vendeur sur parole.
Que faut-il, finalement, penser d'un marchand de rêves comme celui-là ? La prudence s'impose, car un jugement trop sévère nous mettrait à dos toute la Place Vendôme et toute la Vallée de Joux, qui en connaissent un rayon dans la vente de beaux objets de rêve neufs, à des prix qui font parfois paraître les 6000 dollars US comme une aumône. D'autre part, il n'y a plus de Tournesols au catalogue Van Gogh depuis longtemps, personne ne s'étonne qu'en occasion ces pièces-là attirent les collectionneurs alors qu'il n'y a même pas un milligramme de verre au lanthane sur la toile (peut-être un jaune d'urane ??). Donc finalement 6000 dollars pour une belle pièce ("Belle pièce, mon Général", comme disait Michel Debré à l'Entracte) c'est tout à fait raisonnable pour une oeuvre d'art.
|
|