Auteur: Emmanuel Bigler
Date: 17-12-2003 19:41
Simon C. désolé, mais je ne vous suivrai pas dans une de ces joutes galerie-photo-esques qui, apparemment, vous manquent.
Certes, bien des termes techniques « anciens et acceptés » ne respectent pas les strictes règles qui nous ont donné le cinématographe et les plaques autochromes de célèbres inventeurs français nés à ... (chuuut : c'est un secret !). Avant de flétrir l'hyperfocale il nous faudrait aussi bannir l'automobile! J'accepte donc volontiers un terme consacré par l'usage du français photographique vieux de près d'un siècle.
Pour en revenir au propos initial de Christophe Frot, l'essai que nous propose M. Jean Lauzon est fort bien argumenté ; venant d'un canadien francophone qui a la double compétence en linguistique et en photographie, sachant enfin l'effort admirable consacré par le Québec en matière de création d'une terminologie francophone correcte, il ne resterait plus, a priori, qu'à s'incliner.
Néanmoins, quelque brillante que soit l'argumentation présentée par M. Lauzon en faveur de la « pixographie », elle ne me convainc pas.
Tout d'abord, si j'essaie de me replacer aux débuts de la photographie du XIX-ième siècle, le progrès apporté à cette époque par l'invention de la photographie concerne la conservation des images optiques qui jusqu'alors n'étaient observables que visuellement ; la seule mémoire possible était celle de l'observateur. Il me semble donc que la détection d'images par capteur silicium et la conservation de quelque chose dans une mémoire électronique répond parfaitement à la définition étymologique de la photographie.
Le fait que l'image électronique capturée directement est impalpable ne me gêne guère, car elle n'est pas plus invisible que l'image latente due aux charges piégées dans la couche de gélatino-bromure d'argent. Il y a donc, humainement, j'en conviens, un très grand intérêt dans les procédés photo-chimiques où l'image apparaît sous l'effet de la manipulation directe d'un film ou d'un papier photo-sensible, mais la plupart des images « argentiques » modernes sont à image latente dès qu'on veut une bonne sensibilité à la prise de vue. On sait que les papiers à noircissement direct sont très peu sensibles et très difficiles à utiliser autrement que par contact avec des lampes UV. Donc qu'on prenne un révélateur ou un système informatique pour faire apparaître l'image à l'oeil humain, cela ne change rien au fait que l'image est gravée quelque part, qu'elle n'est plus image aérienne ou sur dépoli, image fugitive de l'antique camera obscura, et qu'on a effectivement photographié.
M. Lauzon semble être très gêné par l'une des particularités des capteurs silicium, c'est le fait de ne détecter l'image que sur une trame fixe et périodique, par opposition à la détection photo-chimique qui est formée sur une trame de grains aléatoires, fantaisiste et si changeante d'un morceau de film ou de papier à l'autre, ou sans trame aucune si c'est une résine photo-sensible dont la résolution ultime serait la dimension d'une molécule ou d'une longue chaîne polymère.
Une récente discussion de galerie-photo sur les progrès dans les méthodes d'interpolation rend à mes yeux cet aspect de la photo numérique de moins en moins gênant. Cette trame fixe, si pénible visuellement dans les pauvres images « pixellisés » que j'ai connues étant étudiant il y a un quart de siècle, aura bientôt totalement disparu dans l'épreuve finale en ce début de XXI-ième siècle. Certes elle va être remplacée par une autre trame de quadrichromie, ou par une diffusion d'encres sur un papier qui a lui même sa propre texture, mais par rapport au grain classique sur un papier argentique, seule change la dimension des grains, le papier aux halogénures d'argent restant encore celui qui a le grain le plus fin.
À ce sujet, le dernier numéro de la revue allemande "Schwarzweiss" (sept 2003) nous présente une solution technique d'un studio d'outre-Rhin consistant, à partir d'une image stockée numériquement, à insoler par balayage laser un papier baryté traditionnel, développé ensuite traditionnellement. L'intérêt de la technique me semble résider dans la finesse des grains d'argent du papier, permettant de moduler le niveau de densité optique de chaque point de l'image en commandant l'intensité du laser.
Non, vraiment, le mot photographie me semble tout à fait convenir même à ce qu'on appelle aujourd'hui « le numérique ».
Reste à trouver un terme français compact et élégant qui représenterait dans son ensemble : la détection d'images par capteur-mosaïque en silicium, la conservation de l'image sous forme numérique dans une mémoire informatique, la transformation d'images existantes sur film ou papier en un fichier informatique, l'impression finale d'une épreuve par une machine se nourrissant exclusivement de ces fichiers informatiques.
Vaste programme ! « Pixographie » ne me convient pas car il se focalise trop sur la trame d'échantillonage et pas assez sur les bénéfices de la numérisation et du traitement informatique.
Quelques remarques sur les oppositions terminologiques plus ou moins heureuses que les progrès de l'imagerie numérique nous apportent tous les jours. Tout d'abord, le couple infernal 'argentique/numérique'. Pour moi, argentique ou plus généralement photo-chimique, s'oppose à silicium ou semiconducteur et pas du tout à numérique : sur galerie-photo, les photographes passent leurs journées à nous montrer, au contraire, la coexistence pacifique du plan film avec les procédés de numérisation et d'impression informatiques.
Numérique s'oppose en principe à analogique, mais les deux aspects de l'image sont obligés de se passer le relais entre l'objectif, la distribution d'éclairement au niveau de l'image optique, puis dans la la détection, le stockage puis finalement l'impression et la vision. Complémentaires, donc, numérique et analogique font chacun leur part du boulot ; j'attendrai encore longtemps que les nombres de photons passent à travers les verres de chez Schott autrement que sous forme analogique.
Mais revenons à la quête d'une terminologie plus moderne pour ces images numériques. Dans la détection d'images par le capteur silicium ou le gélatino-bromure d'argent, c'est le même effet photo-électrique qui est mis en jeu, simplement dans un photodétecteur silicium, il s'effectue dans une couche semi-condutrice astucieusement « structurée » sur le plan des niveaux d'énergie électrostatique et sur le plan des « tuyaux » qui vont permettre l'extraction de ces charges vers un convertisseur analogique-numérique et une mémoire informatique. Certes, l'image ne reste pas analogique très longtemps, et personne ne voudrait stocker ces images issues d'une mosaïque silicium sur une bande VHS analogique. Techniquement ce serait parfaitement possible, mais le ridicule même de cette idée montre que l'aspect de numérisation, de traitement et de stockage informatique est capital ; l'aspect d'échantillonage spatial n'étant finalement que secondaire dès qu'on dispose de la puissance de calcul a
posteriori pour refaire toute interpolation souhaitable, et lorsqu'on peut s'appuyer sur une innovation permanente dans le domaine des techniques d'impression à partir de fichiers numériques.
On voit donc que la terminologie « photographie numérique » a de nombreux atouts. D'abord elle ne présuppose pas une capture directe sur silicium ou tout autre semiconducteur. L'expression laisse libre champ à la détection photo-chimique suivie d'une numérisation. La boucle peut même se re-boucler vers la photo-chimie par création d'un négatif agrandi en vue d'un tirage par contact classique, ou par impression laser d'un jeu de plaques offset sensibilisées grâce à des résines photo-sensibles (qui ont le dernier mot !! « Une seule solution, la Résolution !!»), ou comme dans le procédé allemand cité par "Schwarzweiss", par impression laser sur papier baryté donnant une épreuve N&B à haute résolution.
Oui, j'aime bien le terme 'numérique', je me félicite qu'il ait chassé le vilain 'digital' qu'on voulait nous imposer il y a 25 ans. J'ai un souvenir très vif d'une conversation avec un des grands spécialistes français de l'optique, alors qu'il revenait juste d'un long séjour en Californie du Sud. Il avait bien vu l'essor de ce traitement 'digital' des images, alors qu'il avait encore à écrire tant de beaux articles sur le traitement optique analogique... J'objectais que ce mot 'digital' avait une signification précise en français, que le mot 'numérique' voulait dire la même chose et qu'il n'y avait vraiment aucune raison de détourner le sens de 'digital' simplement parce que le monde anglo-saxon appelle 'digit' un chiffre décimal.
Imaginons quelques appellations cocasses. D'abord le « traitement décimal des images ». Voilà un bon parfum de Première République Française, imposant le système décimal jusque dans nos montres de gousset. Trop français donc. Et puis il y a 25 ans les ordinateurs ne comptaient qu'en binaire ou en hexadécimal... Il aurait pu y avoir le « traitement chiffré des images ». Là la référence à la proposition de prix chiffrée aurait été un peu trop forte, rappelant aux portefeuilles de l'époque le prix de l'heure de numérisation des images au microdensitomètre d' Orsay..
Maintenant, que faut-il penser du mot « pixel ». Je le connais depuis ce même quart de siècle, je trouve qu'il sonne assez bien en français. J'ai du mal à le condamner, l'ayant, d'une certaine façon, vu « naître » chez les scientifiques de la fin du XX-ième siècle chez qui j'ai appris le métier.
Tout d'abord le début du mot « pixel » évoque quelque chose de piquant, j'y vois de façon irrésistible l'évocation de la « planche à clous » mathématique qu'est la représentation z = f(x,y) d'une fonction à support bi-dimensionnel échantillonnée. Le prof. P.M. Duffieux appelait cela des « fonctions ponctuées ». Plus le clou est long, plus le niveau du pixel est grand. Si vous ne pouvez pas vivre sans couleur, alors plantez trois clous par carreau du damier, un clou rouge, un clou vert, un clou bleu, et l'affaire est faite. Vous préférez un nid d'abeilles à réseau hexagonal ? pas de problème, la planche à clous vous permet aussi une structure quasi-périodique avec des pentagones, si vous y tenez.
La terminaison du mot « pixel » est intéressante. En français, « pixel » rime avec ce « missel » qui accompagne Henri Gaud dans toutes ses pérégrinations cisterciennes, bien au chaud entre deux châssis 20x25. Ainsi paré de cette connotation religieuse, le « pixel » a tout ce qu'il faut pour rassurer la foule des croyants de la nouvelle religion numérique, et bien évidemment, tout ce qu'il faut pour susciter le rejet le plus ferme de la part d'une poignée d'hérétiques qui refusent de faire allégeance à cette religion-là.
Oui la terminologie « photographie numérique » nous convient parfaitement, le « pixel » étant, me semble-t-il, destiné à s'effacer discrètement comme l'humble serviteur caché des belles images qui nous font tant disserter sur ce forum.
Références.
Le Musée du Temps de Besançon a dans sa collection quelques exemplaires très rares de montres « Révolutionnaires » à affichage analogique décimal.
http://www.besancon.com/musees/francais/mtemps0.htm
DUFFIEUX, P. M.: « L´intégrale de Fourier et ses applications a
l´Optique ». Masson & Cie, Paris, 1970.
« Trésor de la langue française informatisé », en libre accès Internet sur le site de l'ATIFL-INALF-CNRS (France).
http://atilf.inalf.fr/
« Grand dictionnaire terminologique » de l'Office québécois de la langue française
http://www.granddictionnaire.com
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